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Le Vase des Arts

La poésie pousse les portes

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L'art de la poésie agissante

Aviatrices un peu ghostbusteuses, Anne de Rocquigny et Nathalie Yanoz

La porte de la salle de classe s’ouvre brusquement, au milieu d’un cours de calcul ou de dictée donné par l’instituteur. Deux femmes, habillées bizarrement, l’interrompent, commencent à déclamer de la poésie, interpellent les élèves, ensemble ou individuellement. Dix poèmes et dix minutes plus tard, sans prévenir, elles quittent la salle, referment la porte. La dictée peut reprendre.

Comme tous les ans pendant « Le Printemps des Poètes », la compagnie de l’Arcade, en résidence au théâtre du Mail, charge une « Brigade d’Intervention Poétique » (BIP) d’une mission : déranger les classes des écoles primaires de Soissons.

Cette année, Brigadières Anne de Rocquigny, Virginie Deville et Nathalie Yanoz devaient visiter plus de quarante classes dans huit écoles : Fiolet, Jean-Moulin, Michelet, Saint-Crépin, Centre, Galilée, Saint-Waast, Tour de Ville. Chaque classe de CE et CM allait recevoir deux visites sur deux jours.

Mais les contraintes actuelles ont limité cette action à douze classes de l’école Fiolet. Tout le reste a été annulé, et seules Anne et Nathalie sont intervenues.

Cette année le thème national est « Courage ». Il tombe bien, peut-on dire, mais peut-être qu’il tomberait toujours bien pour les uns ou les autres.

Le premier jour, les deux comédiennes, en blouse blanche, représentant « SOS Docteurs Courage », avaient abordé la peur qui écrase les peureux, comme l’écrit Jean-Pierre Siméon :

ils ont peur du ciel du vent et des hommes
ils ont peur de vous ils ont peur de nous
ils ont peur d’eux-mêmes

Le second jour, rendez-vous avec elles dans le bureau du directeur de l’école, Ludovic Bleuzet, très content de retrouver la BIP de l’Arcade : « Pour les enfants, la culture se trouve ailleurs, dans un théâtre, alors que ici c’est la culture qui vient vers eux. »

Les comédiennes sont habillées en aviatrices un peu ghostbusteuses, casque et lunettes de protection, blouson de cuir et pantalon.

Elles poussent la porte d’une classe de CE, où les élèves les accueillent, ravis de cette ré-interruption loufoque des études quotidiennes.

Elles prennent position devant le tableau et déroulent une bannière avec une citation de l’Enéide de Virgile : Déploie ton jeune courage, enfant, c’est ainsi que l’on s’élève jusqu’aux astres. Les BIP ne se cantonnent pas dans les comptines d’enfant.

Les poèmes se succèdent, de Zéno Bianu, Boris Vian, Paul Eluard, Raymond Queneau, Jacques Prévert, Carl Norac, Arthur Rimbaud, abordant le courage sous différentes formes. Le déserteur a le courage de refuser d’être guerrier ; l’explorateur ne veut pas mourir avant de voir « la mer à la montagne, la montagne à la mer ».

Les élèves lisent à haute voix des synonymes de « courage » écrits sur des feuilles que brandissent les comédiennes avant de les distribuer. Zèle – volonté – vaillance – toupet – résistance – passion – intrépidité – héroïsme – générosité – confiance – bravoure – audace. Le courage se dessine devant eux, dans toutes ses couleurs, avec tous ses défis.

Tout se passe très vite, les encourageuses de courage partent en courant, reviennent chercher la bannière oubliée, ferment la porte, et ouvrent celle d’une classe de CM.

Elles s’adaptent à chaque classe, à l’âge des élèves, à la disposition de la salle, à l’ambiance créée par le maître, la maîtresse. Toujours, la poésie reste de haute volée, sans compromis, des mots saturés de sens dont les enfants saisissent moins la signification que le sens profond.

Le Vase des Arts

Anatole Jazz Club : s’ouvrir à l’inattendu

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L'art du jazz

Né à Soissons, parti dix ans en Angleterre où il a été professeur de français, de retour juste avant le confinement Covid, Nawfel Hermi a ouvert depuis un an Platinorama, magasin de disques spécialisant dans les années ‘60 à ’80. Guitariste autodidacte, il marque une nouvelle étape en inaugurant l’Anatole Jazz Club au théâtre Saint-Médard le 5 octobre avec son quatuor, Philippe Rak au vibraphone, Stéphane Belloir batterie, Rémi Gadret basse et contrebasse.

Le jazz pour Nawfel ? « L’improvisation. Il faut s’ouvrir à l’inattendu. Il faut connaître les règles, puis se lancer. »

Rémi Gadret, responsable pour ce projet avec la compagnie Acaly, prévoit d’ici juin 2023 9 concerts, conférences et sessions jam (où les jazzmen peuvent faire connaissance et expérimenter sans cérémonie), fondant ainsi un vrai lieu où le jazz peut s’établir, s’enrichir – et enrichir la vie musicale à Soissons.

Pour Rémi comme pour Nawfel, l’improvisation, la spontanéité sont au cœur du jazz. « Mais Bach aussi était un grand improvisateur. L’écrit n’a pris tant d’importance qu’avec les grands compositeurs classiques. »

Enfin, pourquoi « Anatole » ?  C’est un code de structure (comme le « blues »), 32 mesures de type AABA, une grille basée sur « I got rhythm » de Gershwin.  Il suffit de signaler « une anatole en si bémol » et c’est parti.


Nawfel Quartet, théâtre Saint-Médard, 5 oct. Dîners-concerts à 19 et 21h.

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Le Vase des Arts

Art de la fugue : au delà de l’émotion

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L'art de Bach

Le Festival de Laon est actuellement en cours, sur les sites de Laon et de Soissons. Revenons à un récital donné avant son début.

L’habitude est prise : le Festival de Laon 2023, banquet annuel de la rentrée en douze plats, a été à nouveau précédé d’un événement préliminaire, comme une mise en bouche. Cette année, le claveciniste Kenneth Weiss (*) a donné un récital dans le cloître Saint-Martin à Laon, son clavecin installé à un des quatre angles de la galerie, le public assis dans les deux bras qui en partaient, à l’abri du soleil ardent d’après-midi.

Ce concert « hors festival » était aussi le quatrième de la série de cinq commémorant le tricentenaire de l’arrivée de Bach à Leipzig. Kenneth Weiss allait s’y mesurer à l’Art de la fugue, la dernière composition de Bach.

Kenneth Weiss face aux applaudissements du public

C’est pendant l’été 2019 qu’il a s’est mis à explorer en profondeur une œuvre qu’il décrit comme « un monde alternatif empreint de majesté ». Cette longue étude, cette réflexion, ont amené à un enregistrement sur un clavecin de 1782 appartenant au Musée national de musique de Belém au Portugal. Kenneth Weiss explique que sur un clavecin, qui ne permet ni d’augmenter ni de réduire le volume, on « utilise l’articulation, le touché, le tempo et le rythme pour créer une profondeur dimensionnelle ».

L’Art de la fugue comprend 14 fugues et 4 canons (qui utilisent une forme moins complexe du contrepoint). Kenneth Weiss a choisi lui-même l’alternance entre les deux formes. Après le récital, il admet que c’est pour cette raison, puisque sa partition place les quatre canons à la suite des fugues, qu’il a dû la feuilleter vigoureusement pour retrouver sa place, geste intrigant pour les spectateurs.

Chaque « Contrapunctus » commence par le même thème, toujours dans la tonalité ré mineur, poignant ou obsédant selon l’oreille qui l’écoute, puis le transforme et l’élabore.

La dernière fugue, incomplète, est réputée avoir été interrompue par la mort de Bach. La partition a été terminée par plusieurs compositeurs. Mais en mars dernier, pour un concert de l’Orchestre Philharmonique de Radio France autour de la même œuvre, la scène la Cité de la Musique à Soissons remplie de musiciens d’orchestre, de chœurs, de chambristes et d’une cantatrice, le chef Leonardo Garcia Alarcon avait choisi de s’arrêter soudain sur un silence dramatique, une absence de son comme une rupture. Kenneth Weiss s’est simplement arrêté, les doigts au dessus du clavier, le silence un prolongement de l’expérience individuelle de chaque auditeur.

Chacun est seul devant l’Art de la Fugue : ce n’est pas une musique qui rassemble, elle met chacun devant sa propre relation à toute musique, interroge ses attentes. Glenn Gould, célèbre interprète de la même œuvre, la définit comme étant « au-delà de l’émotion ».

L’Art de la fugue est beau, plein de tempérament et de trouvailles, dansant même dans les deux avant-derniers Contrapuncti. Mais son coté implacablement exhaustif et sa longueur (une heure et demi sans interruption, par 26°C à Laon) poussent l’auditeur au-delà du plaisir mélomane, vers une interrogation : qu’est-ce que la musique pour moi, au delà d’un plaisir auditif ? Encore une fois, Glenn Gould a une réponse à la hauteur des intentions de Bach : « L’objectif  de l’art n’est pas le déclenchement d’une sécrétion momentanée d’adrénaline, mais la construction progressive, sur la durée d’une vie entière, d’un état d’émerveillement et de sérénité. »

Pourquoi avoir tant attendu pour présenter ce récital ? C’est qu’un commentateur peut avoir besoin de faire du chemin, réfléchir, répondre à ses propres questions avant d’accomplir sa tâche de critique.


Art de la fugue, Kenneth Weiss sur cd Paraty

(*) Il a joué les Variations Goldberg, autre monument de Bach, à la chapelle Saint-Charles de Soissons en 2010.

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La Ferté-Milon

Maya Minoustchine, la Russe apatride de Violaine

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L'art de traduire le russe

Le contexte de l’écriture de ce portrait, publié dans l’édition Villers-Cotterêts/La-Ferté-Milon du Vase Communicant, est révélé à la suite de l’article.

C’est dans une petite maison de pays à côté du lavoir de Violaine, hameau de Louâtre, que la traductrice de russe Maya Minoustchine s’est mesurée à la littérature russe moderne. Elle a traduit Isaac Babel, Nicolas Erdman, Bulgakov, et Contre tout Espoir, les mémoires volumineuses de Nadejda Mandelstam, veuve du poète tué par Staline.

Maya est née à Gênes en 1927, enfant unique de Marc Minoustchine et d’Olga Protosova, employés au consulat soviétique de la ville. Ses parents ont été rappelés à Moscou. Les années ‘30 étaient l’époque des grandes purges, et ceux qui rentraient de l’étranger, devenus suspects, risquaient une balle dans la nuque. Un oncle de Maya déjà à Paris a encouragé la famille à s’y installer. Maya y est restée apatride, sans nationalité jusqu’à sa majorité quand elle est devenue française.

Son père était originaire de la ville biélorusse de Vitebsk. « Le dimanche après-midi, il m’amenait voir un ami artiste né dans la même ville. C’était Chagall. » Pendant les derniers mois de sa vie dans une maison de retraite sur les hauts de Saint-Cloud, elle a admis un ressentiment tenace envers le peintre : « Son chat avait eu des petits, et il m’en a promis un. Je ne l’ai jamais eu. » Peu lui importait, enfant, le renom de l’artiste : elle voulait son chaton – et a gardé l’amour des chats, dont les paniers l’accompagnaient jusqu’à Violaine et, elle a admis, allait même nourrir les chats errants de son quartier.

Au Centre de Santé d’Etudiants à Chamrousse aux années ’50. Maya au 3e rang, avec des lunettes.

Le père de Maya était juif. Pendant l’Occupation, il a été arrêté par les Allemands et enfermé au camp de Royallieu à Compiègne. Maya et sa mère ont fait et refait le trajet, pour lui parler à travers la clôture du camp. Un jour, il n’était plus là. C’est presque quarante ans plus tard que, dans le Mémorial établi par Serge Klarsfeld, elle a pu dire « Mon père a été dans le dernier train de déportés à quitter Compiègne. »

C’est après sa propre mort en 2015 qu’une recherche a révélé que, loin d’avoir failli échapper à la déportation à un train près, Marc Minoustchine est mort le 19 septembre 1942 à Auschwitz. Le fils de Maya porte son prénom.

Elle vivait avec sa mère en banlieue parisienne, mais elles ont pu échanger leur appartement contre un logement plus petit de la rue des Chantiers au 5e arrondissement, un quartier modeste à l’époque. Elle a donc vécu au milieu des facultés, librairies et étudiants du Quartier Latin. Ancienne Communiste, elle a raconté son exaltation en ’68 à entendre de ses fenêtres la foule chantier «  L’Internationale ».

Elle est entrée à l’Ecole Normale de Musique où elle a été élève de piano de Nadia Boulanger. Avec une licence d’enseignement, elle donnait des cours particuliers. Elle a travaillé dans une NGO internationale s’occupant de la santé animale. Mais son activité principale a été la traduction. Elle savait épouser l’esprit de chaque auteur, et était sollicité par les maisons d’édition.

Après son divorce, privée de la maison de Violaine, elle a trouvé une pension à Ciry-Salsogne où elle s’installait l’été avec chats et machine à écrire.

Maya Minoustchine, photo prise par son mari Gilbert Menant

Maya Minoustchine n’est jamais allée en Russie, mais sa vie a porté l’empreinte de l’histoire russe. Exil, enfance apatride, disparition violente de son père à l’adolescence, comme l’amour de la littérature et de la musique.

« Così è la vita ! » disait sa nounou italienne à Gênes et, arrivée à la vieillesse, elle le répétait encore. « Ainsi va la vie. » Dès l’enfance, elle a conclu que la vie est plus une épreuve à supporter qu’un jaillissement de joie de vivre. Elle avait le goût slave des idées sombres, sans qu’il s’accompagnât des épanchements d’âme tout aussi slaves de la société russe. C’était une intellectuelle. Mais elle avait le culte de l’amitié, même si les amis devaient accepter ses humeurs râleuses. A la fin de chaque visite elle disait « Tu ne m’oublieras pas ? »

Maya avait un passeport français, mais elle est restée apatride de la Russie. Au moins jusqu’à sa mort, quand elle a été enterrée auprès de sa mère au cimetière russe orthodoxe de Ste-Géneviève-des-Bois près de Paris. Pour la trouver, explique son fils Marc, «  Il faut prendre l’allée 8 jusqu’à la tombe de Nouréev, » (recouvert d’une tapisserie extravagante en mosaïque multicolore) «  tourner à gauche, et elle est six places plus loin. »

La maison de Violaine reste inhabitée, même s’il est tentant d’entendre, dans le silence, le claquement d’une machine à écrire.


DM ajouteLe choix de ce portrait pour le Vase Communicant s’explique par l’intérêt du sujet ; mais il y a aussi un aspect personnel. Maya Minoustchine et moi avons été amis à partir des années 60, peu de temps après mon arrivée à Paris, et jusqu’à sa mort.

Elle était sévère dans ses jugements, des autres comme d’elle-même. Peut-être parce que je n’étais pas français, ses critères ont été appliqués moins rigoureusement. Elle avait une grande disponibilité, sa porte m’était toujours ouverte. Quand j’ai voulu apprendre le chant, elle m’accompagnait au piano.

Elle pouvait être crédule, comme si son histoire cahoteuse faussait son jugement. Elle a tellement aimé le livre La vie devant soi d’Emile Ajar, prix Goncourt 1975, qu’elle a contacté et entretenu une correspondance intense avec l’auteur. Elle ne m’a jamais parlé de sa réaction en apprenant que son correspondant était en réalité le petit-neveu de Romain Gary, vrai auteur du livre.

A la fin de sa vie, dans une maison de retraite qui, correspondant à ses moyens, manquait singulièrement de confort, je baissais le volume de Radio Classique, qu’elle écoutait à longueur de journée, et elle me racontait sa vie, Gênes et de sa nounou, Chagall et le détail des circonstances de la disparition de son père. Je remettais la radio en partant.

Je n’ai pas assisté à ses obsèques, étant en voyage. Je me suis donc rendu plus tard sur sa tombe. Le train pour Paris, le RER jusqu’à Sainte-Geneviève-des-Bois, un bus qui zigzaguait dans cette banlieue avant de s’arrêter au cimetière russe. Derrière l’église orthodoxe ornementée c’est un monde à part, où la communauté russe a enterré ses souvenirs d’exil. Le carré des Cosaques, un saupoudrage de titres de prince, princesse, duc, général sur les pierres tombales en caractères cyrilliques à déchiffrer. Une tristesse qui dépasse celle d’un cimetière de village, traduisant la perte, non pas seulement d’individus, mais d’une civilisation.

Une croix russe de bois se dressait au dessus de l’emplacement, un signe qu’elle aurait renié pour elle-même, mais qui marque cette tombe où repose déjà sa mère. J’ai esquissé le signe orthodoxe de la croix, conscient que sa dépouille athée et sardonique devait faire une moue d’énervement sous mes pieds.

Dans les années ’80 Maya avait eu connaissance, par une amie avocate et russe comme elle, d’une petite maison délabrée à vendre dans la vallée de la Crise. Elle me l’a fait voir. Je l’ai achetée, pour le jardin. Un an plus tard j’ai quitté Paris et m’y suis installé avec femme et enfants, et nous y avons fait notre vie. Grâce à Maya.

Un dernier détail : quand j’allais la voir au Quartier Latin, ses avis sévères sur les gens me heurtaient parfois, et je m’énervais. C’est alors qu’elle disait, quand je prenais la porte, « Tu ne m’oublieras pas ? » C’est fait.

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