Le Festival de Laon est actuellement en cours, sur les sites de Laon et de Soissons. Revenons à un récital donné avant son début.
L’habitude est prise : le Festival de Laon 2023, banquet annuel de la rentrée en douze plats, a été à nouveau précédé d’un événement préliminaire, comme une mise en bouche. Cette année, le claveciniste Kenneth Weiss (*) a donné un récital dans le cloître Saint-Martin à Laon, son clavecin installé à un des quatre angles de la galerie, le public assis dans les deux bras qui en partaient, à l’abri du soleil ardent d’après-midi.
Ce concert « hors festival » était aussi le quatrième de la série de cinq commémorant le tricentenaire de l’arrivée de Bach à Leipzig. Kenneth Weiss allait s’y mesurer à l’Art de la fugue, la dernière composition de Bach.
Kenneth Weiss face aux applaudissements du public
C’est pendant l’été 2019 qu’il a s’est mis à explorer en profondeur une œuvre qu’il décrit comme « un monde alternatif empreint de majesté ». Cette longue étude, cette réflexion, ont amené à un enregistrement sur un clavecin de 1782 appartenant au Musée national de musique de Belém au Portugal. Kenneth Weiss explique que sur un clavecin, qui ne permet ni d’augmenter ni de réduire le volume, on « utilise l’articulation, le touché, le tempo et le rythme pour créer une profondeur dimensionnelle ».
L’Art de la fugue comprend 14 fugues et 4 canons (qui utilisent une forme moins complexe du contrepoint). Kenneth Weiss a choisi lui-même l’alternance entre les deux formes. Après le récital, il admet que c’est pour cette raison, puisque sa partition place les quatre canons à la suite des fugues, qu’il a dû la feuilleter vigoureusement pour retrouver sa place, geste intrigant pour les spectateurs.
Chaque « Contrapunctus » commence par le même thème, toujours dans la tonalité ré mineur, poignant ou obsédant selon l’oreille qui l’écoute, puis le transforme et l’élabore.
La dernière fugue, incomplète, est réputée avoir été interrompue par la mort de Bach. La partition a été terminée par plusieurs compositeurs. Mais en mars dernier, pour un concert de l’Orchestre Philharmonique de Radio France autour de la même œuvre, la scène la Cité de la Musique à Soissons remplie de musiciens d’orchestre, de chœurs, de chambristes et d’une cantatrice, le chef Leonardo Garcia Alarcon avait choisi de s’arrêter soudain sur un silence dramatique, une absence de son comme une rupture. Kenneth Weiss s’est simplement arrêté, les doigts au dessus du clavier, le silence un prolongement de l’expérience individuelle de chaque auditeur.
Chacun est seul devant l’Art de la Fugue : ce n’est pas une musique qui rassemble, elle met chacun devant sa propre relation à toute musique, interroge ses attentes. Glenn Gould, célèbre interprète de la même œuvre, la définit comme étant « au-delà de l’émotion ».
L’Art de la fugue est beau, plein de tempérament et de trouvailles, dansant même dans les deux avant-derniers Contrapuncti. Mais son coté implacablement exhaustif et sa longueur (une heure et demi sans interruption, par 26°C à Laon) poussent l’auditeur au-delà du plaisir mélomane, vers une interrogation : qu’est-ce que la musique pour moi, au delà d’un plaisir auditif ? Encore une fois, Glenn Gould a une réponse à la hauteur des intentions de Bach : « L’objectif de l’art n’est pas le déclenchement d’une sécrétion momentanée d’adrénaline, mais la construction progressive, sur la durée d’une vie entière, d’un état d’émerveillement et de sérénité. »
Pourquoi avoir tant attendu pour présenter ce récital ? C’est qu’un commentateur peut avoir besoin de faire du chemin, réfléchir, répondre à ses propres questions avant d’accomplir sa tâche de critique.
Art de la fugue, Kenneth Weiss sur cd Paraty
(*) Il a joué les Variations Goldberg, autre monument de Bach, à la chapelle Saint-Charles de Soissons en 2010.