« La panne » d’après Dürrenmatt au Mail
Friedrich Dürrenmatt sait mieux que personne faire sourdre d’une histoire trouble une vérité qui, quoi qu’en dise la Bible, ne rend pas libre, mais enfonce, dans l’abjection ou dans le désespoir. L’adaptation de son roman « La panne » raconte la déchéance d’un homme innocent qui ne l’est pas tant que ça.
Du représentant de commerce jovial….
Alfredo Traps, représentant de commerce tombé en panne dans un village, est hébergé pour la nuit par un juge en retraite. Ils dînent avec trois autres invités, anciens hommes de loi qui refont chaque soir un procès, en prenant les rôles de juge, de procureur, d’avocat et de bourreau. Traps accepte aimablement de jouer celui qui y manque : l’accusé.
Jovial, sûr de lui, ayant réussi dans la vie – et de plus en plus éméché – il prend son rôle à la légère. Mais les questionnements font monter à la surface d’abord ses infidélités de passage, puis son soudain avancement après la disparition opportune de son supérieur. Son apparente innocence s’effrite. Il persiste à en rire, ne s’inquiétant que lorsqu’on lui rappelle que la peine capitale, abolie dans le pays, a été rétablie par le vieux juge. Il finit par faire des aveux qui vont au-delà des accusations.
Se retirant pour la nuit, il laisse les autres établir l’arrêt de mort. « Cela sera un bon souvenir pour lui en partant. » Ce n’était qu’un jeu. Mais quand ils montent à sa chambre, ils le trouvent pendu à la fenêtre.
Cinq personnages, donc. Mais dans la mise en scène d’Eve Weiss, le même comédien les incarne tous, plus le narrateur. Olivier Broda, qui ressemble sous certains angles au jeune Laurent Terzieff, fait un “récit par cœur” de tout le texte.
… au procureur glaçant.
Ce choix se résumerait-il à une astuce pour embaucher un seul acteur au lieu de cinq ? Les temps budgétaires culturels sont durs. Rassurons-nous : le dispositif permet une lecture mythique, voire psychanalytique de cette histoire de panne. Dürrenmatt est parfois traité de « Brecht suisse », mais il préférait un jeu naturaliste, et aurait pu ne pas apprécier la démarche d’Eva Weiss. Pourtant, elle pénètre ainsi au cœur de ce qui se passe. Olivier Broda fait de l’accusé comme des quatre inquisiteurs – le frêle juge, l’avocat de la défense aussi gros du ventre qu’approximatif de la plaidoirie, le bourreau aux fous rires, et le glaçant procureur – des êtres monstrueux. La panne ne serait pas celle de la rutilante Studebaker dans laquelle Traps frime, mais de l’homme lui-même : atteint par son sentiment de culpabilité, il se laisse dévorer par ses propres monstres.
C’est ce qui s’appelle une « performance d’acteur », mais ce n’est pas un « seul en scène ». La violoncelliste Dominique Brunier crée un contexte musical qui ponctue plus qu’il n’accompagne. Sa musique plane, ou nargue, ou imite la voix qui parle. Elle garde les yeux sur l’acteur, le sourire souvent aux lèvres, maternant ou amusé ou compatissant selon le cas. Sa présence met une autre distance entre spectacle et spectateur : c’est une fable plus qu’un récit.
denis.mahaffey@levase.fr