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Le Vase des Arts

Une vie de lumières

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L'art du music-hall

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En attendant la réouverture annoncée des salles de spectacle le 15 décembre le Vase des Arts offre ce portrait fictif d’un humble fantassin de l’armée de la comédie musicale, qui n’a connu la gloire que sur le tard, auprès de son propre jeune public familial.

Quand ses parents le voyaient chanter, danser dans un nouveau spectacle, sa mère confiait chaque fois, comme un refrain, que dès sa naissance « il regardait tout droit les projecteurs de la salle d’accouchement puis tendait les deux bras comme s’il saluait son public. »

Enfant, il suivit des cours de piano, de théâtre, de chant, de ballet, convaincu que sa soif de gloire suffirait pour la lui apporter. Au lieu de refléter les lumières de scène, il brillerait de sa propre lumière, celle de la célébrité.

La réalité du music-hall ne lui accorda que les rôles de choriste et danseur, troisième à gauche, premier à droite, devant ou derrière, pour le cadrage collectif d’une meneuse de revue étincelante. Les yeux de la salle étaient sur elle.

Il se retira des plateaux à quarante-trois ans. Il avait des enfants. Ils eurent des enfants. « Papy, qu’est-ce que tu faisais au théâtre ? » Sans un mot, il reproduisit pour eux un pas glissant, leva le menton, toucha un chapeau qui n’y était pas, accomplit une pirouette, fit semblant de perdre l’équilibre. Ravis, ses petits-enfants rirent, et il vit dans leurs grands yeux fixés sur lui, enfin, le reflet de sa propre lumière.

Il dansa et chanta pour eux. Il comprit que, loin de vouloir être éblouis par son talent, ce qu’ils adoraient était la ringardise. Alors jamais il ne prit une pose sans un tremblotement des jambes, ne sourit qu’en dégageant les dents comme chez le dentiste.

Il tendit la tête et les bras vers la droite et la jambe droite à gauche, les mains creusés comme s’il mendiait. « J’étais en bas de l’escalier aux marches clignotantes, et la star le descendait emplumée comme une autruche. Dans un autre spectacle j’avais un rôle différent. » Il se déplaça et adopta la même position en miroir, de l’autre côté des marches imaginaires. Les enfants s’esclaffèrent, tombèrent à la renverse – exprès, car ils jouaient eux aussi la comédie.

« Tu as jamais été une star, Papy. » « Non » conceda-t-il, « mais attention, j’ai quand même été choriste de Gilbert Bécaud ! » Les enfants firent une grimace pour dire « C’est qui ça ? », un sourire à l’envers, les coins des lèvres tirées si loin vers le bas que deux cordes apparurent sur leur gorge entre menton et sternum. « Et Johnny ? » proposa le plus gentil. « Pas mon style, jeans, blouson cuir, musique rock. Moi c’était plutôt le frac jaune canari, la canne d’argent et le haut-de-forme. Ou débardeur et pantalon cramoisi pailleté.»

Il ne renonça aux triomphes de cette seconde carrière familiale dans la comédie musicale que parce qu’il fut engagé pour un spectacle sans chanson ni danse, celui du cancer. Une histoire sombre, qu’il interpréta sans entrain. Mais au final, quand tous attendirent autour du lit, comme dans une salle de théâtre en rond, il fit un suprême effort. « Mes chéris, je fais mes adieux à la scène. » Il fronça les sourcils jusqu’à empiéter sur les yeux, puis les leva vers son front, là où avaient poussé autrefois ses jeunes cheveux. Il regarda les spectateurs et ferma les yeux, éteignant les lumières, sa lumière.

Venu examiner le corps pour la mise en bière, le directeur des pompes funèbres se pencha, tendit la main et baissa les sourcils.

[Ce portrait est adapté d’un écrit pour Scribus de février 2019.]

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