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De retour d’Ukraine

Le photographe et reporter soissonnais Thierry Birrer est reparti en Ukraine du 26 décembre au 18 janvier. C’est son 7ème reportage en zone de guerre ukrainienne depuis mars 2022. C’est aussi le plus long de sa carrière. Il a roulé depuis Soissons avec son véhicule pour 22 jours sur place, à différents endroits. C’est l’occasion de faire le point sur son métier et ses ressentis, avec son approche journalistique différente des grands médias.

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Thierry, quel est ton métier et quelle est la spécificité de ton approche ?

Je suis photo reporter. Mon premier contrat date de juin 1979 et je suis totalement indépendant depuis 1986. Je documente aussi par écrit, donc je suis journaliste depuis 2001. J’essaie de mettre un peu plus de contenu aux choses qui viennent d’ailleurs en prenant le temps d’être dans l’humain. Ma spécificité est d’aller là où les autres ne vont pas. Attention, je ne suis pas reporter de guerre dans le sens où je ne documente pas l’action des soldats ni les combats. Pour tous les ukrainiens, je suis reporter de guerre, pour des confrères aussi, mais je ne suis pas complètement fêlé. Je m’attache à la vie des populations civiles dans les zones de combat.

Peux-tu nous donner quelques exemples de reportages ?

J’ai fait le conflit en Afghanistan en février 1980 pour Libération, j’étais encore étudiant, c’était grave chaud parce que j’étais ignorant de tout. J’ai aussi couvert la Croatie en 1991, la guerre en Bosnie (Sarajevo) en 1993-1994 ou une mission encore sur les plateformes pétrolières en mer du Nord en 2007. J’ai aussi été en République Démocratique du Congo en 2018, dans les mines de cobalt pour documenter le travail des enfants. L’Irak en 2016-2017, c’était un travail pour des agences photo. J’ai également officié comme photographe de sport automobile en championnat du monde de sport auto (Mexique, Japon, USA…).

Pourquoi es-tu reparti une septième fois en Ukraine ?

Dès le début de la guerre j’ai eu des axes de travail, des bons sujets : par exemple le fait que l’Etat communique au bord des routes avec des panneaux 4mx3, « Ne fuyez pas, l’armée vous protège ». Là, mon voyage est entièrement payé par un éditeur allemand afin de sortir un livre sur ce sujet. Je suis aussi pigiste pour la presse quotidienne régionale en France comme Nice Matin. Je me rémunère de cette façon.

Quelles sont les conditions de ce voyage ? ( budget, préparation…)

Le budget prévisionnel était de 2010 €, je l’ai dépassé de 6 %. Ce budget comprend toutes les dépenses nécessaires, sachant que j’ai tendance à aller chez l’habitant. Je n’ai pas de guide, souvent appelé « fixeur », quelqu’un qui oriente et traduit. J’ai toujours fait tout seul. Ça demande une grosse préparation de plusieurs mois en amont pour les reportages, plusieurs semaines pour les questions pratiques : cartes, repérage des lieux, budget, trajet, hébergement et préparation administrative avec les autorités ukrainiennes. Mon matériel pro est prêt 15 jours avant : captation audio, photo et vidéo, chargeur solaire… Sinon, j’ai un sac de couchage, un drap housse, des barres énergétiques. Je dois avoir une certaine autonomie, car du jour au lendemain, tout peut changer. Dès qu’on est sur un terrain dangereux, de toute façon, on doit développer des solutions de secours, on assure ses arrières, non seulement pour travailler, mais aussi pour rentrer.

Quel a été ton parcours géographique (km, villes, zone…) ?

Le trajet depuis Soissons a duré deux jours (soit 40 heures pour 2647 km) jusque Odessa où je suis resté deux jours. Ensuite, à 300 km de là au sud-est, je suis resté douze jours à Kryvyi-Rïh, ma base, choisie par rapport à mes sujets. J’ai travaillé dans un rayon de 150 km. Parfois départ à 5h, travail de 8h à 19h et ensuite trois à quatre heures de route. La nuit, ça roule moins bien, car les routes sont en mauvais état. De plus, tous les convois roulent la nuit pour échapper aux drones, donc on peut être coincé derrière. Ça fait de grosses journées, mais pas si fatigantes que çà, car tu es toujours dans l’éveil.  C’est forcément risqué et dangereux.

Des moments un peu « chauds » ?  T’es-tu senti en danger ?

Evidemment ! A Nikopol, j’étais la seule voiture garée en ville, dans un quartier interdit non habité en bord de mer sans militaires ni rien. Je voulais photographier les barbelés en bord de mer, installés pour éviter le débarquement des Russes. Je n’ai pas trainé. Si jamais les drones me repèrent, je peux devenir une cible. C’est très fréquent, du côté russe, de cibler un bus, un arrêt de bus ou une concentration de gens. Un véhicule de presse est une cible intéressante. C’est la politique de la terreur. Je calculais que j’avais 20 secondes pour rester immobile et prendre la photo, y compris en voiture. Et on change tout le temps de direction pour tromper les drones. On devient un peu parano, on n’est pas rassuré, sans compter les annonces aux haut-parleurs qui interdisent de circuler dans la rue. Mais je voulais cette photo.

Quelle évolution majeure as-tu remarquée depuis ton dernier voyage en juillet 2024 ?

Pour moi maintenant il y a trois Ukraine. Celle qui n’a jamais été en guerre, la Transcarpathie, la ville de Oujhorod qui n’a ni couvre-feu, ni bombardement, ni donc de victimes. Il y a celle où la guerre n’existe plus comme Odessa où l’ambiance est détendue, j’ai cru être à Paris. La vie a repris avec couvre-feu de 23h à 5h du matin tout de même, alors qu’avant c’était très compliqué, c’était une ville en guerre. Et il y a l’Ukraine où la guerre est omniprésente. Là il faut débrancher le cerveau, on rase les murs, tout est calfeutré en bois, on marche vite. Le cas de Nikopol, avec des alertes permanentes, toutes les 6 minutes où l’on vous rappelle de rester à l’abri, il n’y a personne dans la rue qui discute. Les photos que j’ai faites dans la partie interdite et désertée de la ville, c’est totalement dystopique. Une maison sur cinq est par terre. Et ça reconstruit tout le temps.

Tu as vécu le jour l’An là-bas. Comment cela s’est passé ?

Le jour de l’an ne se fête pas au même sens que nous. Nous sommes soumis au couvre-feu, on ne sort pas, la lumière ne doit pas apparaitre de dehors, l’ennemi ne doit pas voir qu’il y a de l’activité. J’étais dans une ville stratégique proche du front. La journée, j’ai eu un moment de convivialité avec des connaissances, en me disant qu’on est toujours là, vivants, avec quelques gâteaux pour marquer le dernier jour de l’année, mais pas spécialement très festif. Le soir, je suis rentré à mon appartement dormir tout simplement.

Est-ce que les Ukrainiens vont tenir ?

Mon point de vue est que si demain ici on vit un cataclysme, on va tous être solidaires et on va trouver une réponse. Si le problème continue et que l’Etat n’intervient pas, ça pose question. J’ai rencontré deux femmes qui font du matériel militaire en 3D depuis six mois. Ça dure trop longtemps. Que fait le gouvernement militaire quand on fait confiance à des bénévoles qui ravitaillent les bataillons ? Je suis assez inquiet sur la capacité de l’Ukraine à tenir la pression russe. Je suis tombé sur des endroits, comme à Kherson, où chaque commandement d’unité fait ce qu’il veut. C’est impossible à comprendre. Il y a une façon de gérer un peu à la soviétique, la hiérarchie n’est pas informée. Des lieux remplis de bénévoles ne sont pas protégés. C’est ma crainte tous les jours, il y a clairement un problème de moyens, un problème structurel. Les solutions provisoires durent depuis trop longtemps.

Entendu le 20 janvier sur les ondes de France Info au sujet de la ville de Prokovsk, « les habitants sont prêts à tous les compromis pour retrouver la paix ». L’as-tu vérifié sur le terrain ?

Ce reportage de France Info est réalisé en zone de combat, sous-entendu les journalistes sont « embarqués » avec l’armée donc les interviews, et bien… on manque de temps parce que l’on ne peut pas le prendre. D’où mon choix d’être autonome avec ma voiture afin de ne pas avoir cette contrainte. Parmi les gens rencontrés sur des zones similaires à celle de Prokovsk (donc Nikopol), non, les personnes n’étaient pas prêtes à tous les compromis pour retrouver la paix. En résumé, et sur Nikopol, dans l’hypothèse où la guerre cesse sans repli russe, leur position est : « On n’a pas vécu tout ça pour perdre 15 % du pays après des dizaines de milliers de morts ». Ils sont fragiles, mais pas résignés.

Si des compromis étaient trouvés, comment verrais-tu l’avenir ?

Il y a maintenant « un mur de Berlin » tout le long du front. La guerre, si elle s’arrête, n’est pas la paix. Trop de gens ont perdu des proches, pour accepter une situation gelée. Tout mur est voué à tomber, et pour le faire tomber, on risque une guerre. Donc je suis encore plus pessimiste que jamais pour dire que ça va durer encore un bout de temps. Des « cessez-le-feu » en Palestine, il y en a eu un paquet.

Où en est-on des pertes humaines ?

Beaucoup de jeunes morts à la guerre, alors qu’ils ne voulaient pas y aller, ne sont pas réellement comptés. Beaucoup de 18/20 ans se sont engagés et sont morts. Il n’y a pas de chiffres fiables, aucun des deux pays ne dit la vérité. Il faudrait faire toutes les tombes et il n y’a pas forcément de précisions sur les tombes dans les cimetières que j’ai visités. Le nombre de morts exacts, on ne le sait que sur les civils : 12 000. Les estimations côté soldats : 50 à 80 000 morts.

As-tu retenu un peu de positif malgré tout ?

Il y a bien plus d’humanité que ce que j’avais pu imaginer et percevoir dans mes voyages précédents. A plusieurs endroits, j’ai voulu comprendre des choses et passer du temps. Le fait d’être tout seul, c’est très facile d’être invité, comme boire un café chez le commissaire de police par exemple. Tout le monde repère ma voiture, cela suscite des rencontres, ce n’est pas un véhicule presse de l’armée, donc je suis rentré dans le quotidien des gens.

Pour suivre le travail de Thierry : instagram/thierry_birrer
Une conférence est prévue en avril au café associatif Au Bon Coin et une partie du travail est restituée lors de la semaine de la presse organisée dans les établissements scolaires. Une intervention est par exemple prévue avec les classes de 4e du collège de Cuffies. Une exposition « Ukraine, l’art en Péril » est prévue pour la fin du printemps à Soissons.

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