Le tutu, accessoire iconique des femmes au ballet, allait donc servir aux six danseurs hommes de la compagnie Chicos Mambo. Devait-on s’attendre à une absence totale de finesse, des hommes en tutu qui, en se ridiculisant, ridiculiseraient surtout les femmes ? Feraient-ils rire de la grâce, la fluidité féminines, la longue ligne du corps coupée à l’horizontale par la galette de mousseline, les pieds qui s’étendent improbablement pour affiner le contact avec le sol.
David Guasgua M est le Prince, Vincenzo Veneruso est Aurore.
La démarche du chorégraphe Philippe Feuillet dans « Tutu » est tout autre. Au début les danseurs portent d’extravagantes culottes faites de multiples couches de gaze. Elles s’effilent vers le bas, comme une toison de brebis rose vif. Les torses nus en émergent d’autant plus massifs et masculins.
Feuillet se délecte, et réjouit le public, en jouant avec les codes de la danse, classique ou contemporaine. Le pas de deux de « La Belle au bois dormant » éblouit comme d’habitude par sa chorégraphie et sa musique, sauf que David Guasgua et Vincenzo Veneruso ne cachent pas leur humeur, ni l’effort que le style aérien est censé cacher. Leurs sauts deviennent de plus en plus incroyables, mais parce qu’ils sont portés par d’autres habillés en noir et cachés par un rideau. Vincenzo Veneruso assume plusieurs un rôle de ballerine sur pointes avec un engouement exagéré. Loin de se moquer des femmes, il aspire à les rejoindre, et jubile d’être le centre d’attention.
Au milieu du spectacle, les danseurs entrent en scène affublés de boules mousseuses qui leur servent de couches. Avec des gestes de bébé, le pouce dans la bouche ou les mains en éventail, titubant, se bousculant, ils se mettent à danser un extrait du… « Sacre de printemps ».
Puis ils enlèvent les couches sur scène et mettent des maillots et pantalons gris. Ils quittent l’illustratif du début pour pénétrer dans un monde d’inattendus, ou le comique est par moments abandonné.
En maillots en pantalons gris
Les codes continuent à voler. Guillaume Quéau, le plus grand et le plus costaud, baisse soudain son pantalon. Il a beau se trouver dans le slip couleur chair classique de la danse contemporaine, et que le public avait déjà vu : son geste a quelque chose d’indécent.
Les autres hommes l’encerclent le même danseur, au regard mélancolique. « T’es danseur alors ? » « T’as un autre métier ? » « T’’es pas un peu grand pour la danse classique ? » « T’est homosexuel ou bisexuel ? » Le code veut que ces questions restent dans la rue.
Le ton farceur ne cache pas que ce spectacle entend montrer la vraie nature de la danse : derrière la narration, l’émotion, que le ballet transmet merveilleusement, la danse donne du sens artistique au monde à travers le corps.
Une surprise attendait le public au milieu des applaudissements : sa mise au pas (de danse) par Philippe Feuillet, qui a régenté la salle avec une sévérité joviale. Tout le monde était debout, dansant et chantant devant les fauteuils sur une valse de Shostakovitch, en suivant ses consignes – qui ont fini par « Maintenant, faites n’importe quoi ». Appuyé au bord du plateau pour rester debout, un spectateur agitait deux béquilles en l’air. Voilà quelqu’un qui a compris la vraie nature de la danse.
denis.mahaffey@levase.fr