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Histoire

Des hirondelles en héritage

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L'art de l'amour céramique

C’est l’été. Dans la pénombre d’une cuisine, tous stores tirés contre la canicule de midi, les yeux panoramiquent, sortant un objet quotidien de son invisibilité habituelle.

Deux hirondelles tournent l’une autour de l’autre dans le ciel, au-dessus d’un jardin clôturé par des panneaux diaprés posés en quinconce. Au bord d’un lac un grand saule se penche sur l’eau, dominant des arbustes et arbres à feuillage ou fruitiers qui entourent un pavillon pagodal. Un batelier fait avancer un bateau à la godille ; trois sages défilent sur un pont en dos d’âne à cinq arches. Mais sans mouvement : l’histoire qui anime les personnes, le bateau, l’eau, les feuilles et les oiseaux est immobilisée par l’absence de temps. Elle restera à jamais sans dénouement.

Tous les composants sont bleus, imprimés sur le fond blanc d’un plat en faïence ordinaire de Delft. Le plat, retraité des tables à manger et accroché au-dessus d’une fenêtre de cuisine, est immobilisé aussi, comme le conte qu’il porte.

Il est marqué par les cicatrices de son métier de porteur de mets brûlants. N’étant pas en porcelaine dure, la surface s’est craquelée. Deux fissures noires s’étendent du bord ovale vers le creux du plat. L’une a été réparée par un pontage, dont les deux plots de plomb sont visibles.

Le dessin est traditionnel, et s’appelle « au motif de saule ». Cette chinoiserie willow-pattern a été conçue en Angleterre au 18e siècle par Thomas Minton, à partir d’éléments trouvés sur des assiettes importées de Chine.

Le succès du dessin a été tel qu’il a fallu inventer et diffuser une histoire pour le justifier. Pour résumer, la fille d’un mandarin aime un pauvre comptable, alors qu’elle doit épouser un puissant seigneur. Les amants s’échappent, mais les soldats du seigneur les retrouvent et les tuent. Les dieux, émus par leur amour, les transforment en hirondelles.

Quand j’étais enfant en Irlande, ma mère servait la dinde de Noël dans ce plat. Elle l’avait reçu de sa mère, je l’ai récupéré dans ses affaires.

Mais il peut venir de plus loin. La grand-mère ne l’aurait-elle pas hérité de sa mère ? La question reflète la connaissance fragmentaire de l’ascendance maternelle. Je n’en connais que des bribes, racontées par les aïeux ou recueillies dans un effort passager d’établir une généalogie. Ces informations et souvenirs contiennent des anomalies – dont je ne me suis aperçu qu’en les regardant ici par la loupe de l’écriture.

Ma grand-mère Isabella est née à Glasgow en Ecosse, d’un père irlandais, William Halliday, et d’une mère écossaise (comme son nom, Catherine Kincade, laisse supposer). Selon une de mes tantes, ils s’étaient rencontrés à une pendaison publique à Glasgow. Fait banal à l’époque, tout au plus insolite, elle introduit un élément funeste dans l’histoire familiale.

William faisait-il, comme il a été dit, partie du contingent de saisonniers irlandais en Ecosse ? En ce temps-là les liaisons maritimes étaient beaucoup plus commodes que le maigre réseau de routes rudimentaires, ce qui explique le tissage de liens denses entre l’Irlande du Nord et la Basse Ecosse toute proche.

Mais William était serrurier. Que faisait-il en Ecosse ? Combien de temps y est-il resté ? Ma grand-mère avait l’accent de Belfast, ne nous parlait jamais de Glasgow.

Voilà un lignage qui a plus de lacunes que de faits. Le plat de faïence accompagne (s’il ne précède pas) cet itinéraire troué. Si seulement j’avais interrogé mes aïeux… voilà le reproche que se font les gens en première ligne des générations, quand la conversation se tourne vers le passé familial. Les vieux racontaient, nous n’écoutions que distraitement, trop pris par notre avenir pour nous intéresser au passé des autres.

Et pourtant, je m’en trouve bien. Les familles éminentes et à biens tiennent la chronique de leur histoire, lestée par les titres et le patrimoine à transmettre. J’aime mieux ces points de lumière incertaine dans la nuit du passé qu’un soleil aveuglant qui expose chaque détail. Un mystère historique précède chaque vie, avec quelques indices. J’émerge du mystère, me laisse intriguer par les indices, mais sans consultation systématique d’archives, de registres paroissiaux, d’inscriptions.

Je pourrais écrire sur une étiquette les fragments d’information que je possède sur le plat bleu-blanc et la coller derrière à l’intention des générations à venir. Je ne le ferai pas. Orné ou pas de vagues souvenirs il avancera tel qu’il est, avec son lac, sa pagode, sa clôture diaprée, son saule, ses deux hirondelles qui tournent, et tournent, l’une autour de l’autre.

[Contact : denis.mahaffey@levase.fr]

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