Edmund Hastings en poilu.
« Où donc est tombée ma jeunesse… », Le Mail, 21 novembre 2014
Ce spectacle tire sa force de ce qui aurait pu être sa faiblesse : ses origines dans le programme européen INTERREG IV A, qui subventionne la coopération transfrontalière. Un acteur français et trois musiciens anglais pour un récital en deux langues : n’allait-on pas vers l’assemblage forcé sans cohérence réelle ?
Cette nouvelle production du metteur en scène Jean-Luc Revol* a pu surprendre ceux qui avaient vu ses deux précédentes. Il établit un cadre austère pour faire vivre les brutales réalités de la Grande guerre. Un seul récitant, Tchéky Karyo, dit des poèmes de Dorgelès, Apollinaire, Cocteau et autres, en commençant par un extrait des « Ruches brûlées » d’Edmond Rostand, intense réflexion sur l’effondrement d’un monde en paix, et dont les derniers vers fixent le ton :
Nos hommes s’en allaient vers le Nord plein d’embûches,
Sauver le miel du monde, et mourir.
Tchéky Karyo, visage rocailleux, mais le corps en constant mouvement fluide, dit la poésie avec robustesse, en éludant tout effet « poétique ».
Les trois musiciens, Edmund Hastings, ténor, Edward Liddall au piano et Michael Foyle au violon, interviennent entre ces poèmes. Musique et poésie s’entrecoupent, mais sans se fondre l’une dans l’autre. Car les chansons appartiennent plutôt au grand courant du lyrisme campagnard anglais. Des compositeurs tels qu’Ivor Gurney ou Frank Bridge, de la première moitié du 20e siècle, sont contemporains de la Grande guerre, mais leurs musiques rappellent que la nature et l’amour y ont survécu. Un extrait de « Lark ascending » de Vaughan Williams, au violon, fait entendre le chant d’une alouette qui vole de plus en plus haut.
Deux mondes coexistent sur le plateau, alternant sans se s’interpénétrer, formant un contraste éloquent et poignant. Il émerge de la double source du spectacle, et met face à face deux sujets, tels que les expriment deux cultures.
Il existe bien une passerelle, visuelle et fragile. Edmund Hastings, à la jeunesse saisissante, et seul à porter un costume de scène, est habillé, non pas en « tommy » mais en poilu. Peu importe l’uniforme, le sort est commun.
Accompagné au piano, Tchéky Karyo lit, en traduction anglaise, un poème de Paul Granier sur la septième symphonie de Beethoven, Ainsi le spectacle fait intervenir une troisième culture, l’allemande. Tout se rejoint dans l’art.
*Jean-Pierre Revol avait présenté au Mail l’extravagante comédie « Elliot Fall » en 2012, et « Les 2G », du music-hall encore plus dévergondé, en 2013, dans lequel il a même joué un des artistes sur le retour.
denis.mahaffey@levase.fr