Il entre en scène, une main dans la poche, le dos légèrement voûté, les yeux plissés par un petit sourire. Il s’approche du piano, comme un promeneur qui trouverait un piano, peut-être dans une gare. Il s’assied pour l’essayer. Mais au lieu d’une interprétation approximative de l’inévitable Für Elise, Jean-Pierre Collard déroule un collier de diamants : les 24 préludes de Chopin.
D’une durée de 30 secondes à 3 minutes, chacun crée néanmoins un univers, raconte une histoire, arrive même à surprendre l’auditeur. Pourquoi 24 ? Parce que Chopin a utilisé toutes les tonalités, majeures et mineures, assorties pour permettre de les enchaîner sans devoir marquer un arrêt.
Même ceux qui n’ont jamais entendu l’intégrale reconnaîtront des éléments. Le plus célèbre, le 7, est une brève valse, élégiaque, presque funèbre par sa lenteur, qui atteint la transcendance dans un accord culminant en arpège. Le 20 est connu à travers les Variations de Rachmaninov. D’autres, même moins connus, ressemblent en miniature aux grandes polonaises de Chopin.
Jean-Philippe Collard les joue sans partition – comme les autres œuvres du récital – penché sur le clavier, les yeux presque fermés, comme s’il n’avait pas besoin d’auditeurs. Pourtant, il a admis ailleurs ses doutes avant chaque concert. « Au moment de présenter le fruit de mon travail devant une assistance, je me pose toujours la question de savoir si je suis en capacité de la satisfaire. Cela induit alors cette fragilité qui appellera, en quelque sorte, un “sauvetage” par le public. »
Il revient jouer la Ballade op.19 de Fauré, dont, note le programme, il est « interprète de référence ». Cela veut dire que sa lecture offre plus que le plaisir auditif primaire – ce qui est déjà beaucoup : elle éclaire la partition, ouvre des fenêtres par lesquelles le sens se révèle.
Une vieille préoccupation peut parasiter l’écoute : la suggestion que cette ballade contiendrait la « petite phrase musicale » de la sonate de Vinteuil qui joue un tel rôle dans A la recherche du temps perdu. Si c’est le cas, elle viendrait sûrement du 1e mouvement, Andante cantabile. Mais Proust a pu, bien sûr, inventer l’idée (c’est le propre de l’écriture) d’une phrase de musique, sans se préciser des notes, une tonalité, un rythme.
Le concert s’est terminé par des extraits des Goyescas de Granados, dont la Complainte, ou la jeune fille et le rossignol, est le plus connu.
Ce concert à Soissons est une avant-première amicale (la salle contenait de nombreuses personnes ayant des liens au pianiste, originaire d’Epernay) du récital qu’il donnera au théâtre des Champs-Elysées. Ce double événement marque la parution des mémoires de Jean-Philippe Collard, dont le titre, Chemins de Musique, rappelle l’association qu’il a créée pour organiser dans des villages des concerts de musiciens connus, et qui s’est arrêtée faute de financement public.
DM ajoute : J’avais entendu une seule fois l’intégrale des Préludes, jouée par le pianiste franco-suisse Alfred Cortot à Belfast, en Irlande. Je ne savais pas qu’il s’accrochait à l’époque à son renom et continuait à donner des récitals alors que ses facultés étaient en déclin. Peu importe : adolescent sans critère de comparaison, j’avais été ébloui.