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Théâtre

Avoir mal à soi-même

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L'art du théâtre en classe

Le fils (Vincent Dussart) se bute sous les critiques de son père (Louis-Marie Audubon).

Le fils (Vincent Dussart) subit les critiques de son père (Louis-Marie Audubert).

Trois personnes, une femme, deux hommes, sont déjà assises lorsque la professeur admet sa classe de Première pour le premier cours de la journée au lycée Nerval ; trois élèves doivent donc chercher une place. C’est la première petite perturbation de la routine scolaire. L’appel commence. Un des étrangers intervient, interpelle l’autre homme. La femme se tient coi. La salle de classe est devenue un théâtre.

S’enchaîne une série de monologues et dialogues pour exprimer le mal-être qui vient du regard dévalorisant, réel ou imaginé, de l’autre, des autres, de soi-même. La classe est silencieuse, comme saisie, à part quelques sourires et demi-rires pour se donner une contenance, c’est-à-dire pour influer sur le regard des camarades de classe…

Le chef de rayon humilie la vendeuse (Anne de Roquigny).

Le chef humilie la vendeuse (Anne de Roquigny).

C’est la seconde étape de « (In)visibles »,première action d’envergure de l’Arcade, compagnie de théâtre en résidence au Mail de Soissons. Son directeur Vincent Dussart était déjà venue dans des classes de quatre lycées, Nerval, Vinci, Le Corbusier et Camille Claudel, poser des questions telles que. « Existe-t-on sans le regard de l’autre ? Est-on dépendant du regard de l’autre ? Doit-on se libérer du regard. »

Aujourd’hui, il est accompagné par Anne de Roquigny et Louis-Marie Audubert. Ils présentent les relations et situations qui génèrent le sentiment d’être invisible (un homme se souvient d’avoir être ignoré par ses parents), ou trop visible (une vendeuse est humiliée par son chef de rayon : « Ca ne vous arrive pas une seule fois de vous habiller d’autre chose qu’un sac ? »), ou incapable de se libérer (un fils devenu homme subit les critiques de son père autoritaire concernant sa façon d’élever son propre fils), ou pétri de rancune (pour une fille enceinte, son bébé sera une arme pour démolir sa mère), ou inintéressant (un garçon, avide de la considération que lui a un temps apporté son pied cassé, envisage une suite : « Je me jetterai dans l’escalier et me casserai le bras. »). (*)

Le fille enceinte  prendra sa revanche sur sa mère.

La fille enceinte prendra sa revanche sur sa mère.

Les textes sont d’auteurs tels que Joël Pommerat, Falk Richter et même Sénèque, dont Anne de Roquigny et Louis-Marie Audubert jouent une scène d’« Agamemnon » sur l’amour du pouvoir vicie l’amour tout court. (*)

Le débat qui a suivi à été timide : les spectateurs ne prennent pas facilement la parole au théâtre. Anne de Roquigny admet que « nous ne leur donnons pas vraiment la parole. » Cela reste une activité gérée par les adultes.« (In)visibles » se poursuivra en octobre, quand les élèves seront en Terminale.

Pour l’Arcade, le théâtre aide, non pas à vivre mais à se voir vivre. Finir deux phrases proposées pendant ce spectacle reste un défi pour tout le monde : « Je perds mon assurance quand… » et « Je prends de l‘assurance quand… »

(*) La fille déterminée à prendre sa revanche sur sa mère par bébé interposé, et le père si critique de son fils adulte, avaient figuré dans le spectacle de fermeture du projet « Ca va la famille ? » réalisé pendant la précédente résidence de l’Arcade au Mail, et mêlant des non-professionnels aux comédiens de la compagnie. Martine Besset et moi-même les avions joués. Un sens de la continuité…

denis.mahaffey@levase.fr

[modifié le 03/05/16 pour rectifier le nom de Louis-Marie Audubert.]

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La douleur de Dominique Blanc

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L'art de jouer

Une femme, l’air abandonnée par elle-même, est assise à une table. Elle parle. « Face à la cheminée, le téléphone, il est à côté de moi. À droite, la porte du salon et le couloir. Au fond du couloir, la porte d’entrée. Il pourrait revenir directement, il sonnerait à la porte d’entrée : “Qui est là — C’est moi”. »

A travers La Douleur, la comédienne Dominique Blanc vit depuis plus de dix ans avec la douleur en tant que comédienne. En 2010, elle a d’abord fait une lecture du texte de Marguerite Duras, puis l’a joué dans un spectacle mis en scène par Patrice Chéreau. C’est dans cette même mise en scène, revue par Thierry Thieû Niang, qu’elle a repris le rôle, d’abord à Paris, ensuite pour une tournée qui l’a amenée au théâtre du Mail à Soissons.

Le texte relate l’attente fébrile d’une femme dont le mari a été déporté dans un camp de concentration allemand en 1944, et son retour. La situation reflète celle de l’auteure elle-même, face à la déportation de son mari Robert Anthelme, et le texte de la nouvelle est adapté d’un journal intime qu’elle aurait gardé pendant cette période d’attente.

La femme sur scène subit l’attente insoutenable, dans une impuissance qui n’est pas exceptionnelle mais celle « de tous les temps, celle des femmes de tous les temps, de tous les lieux du monde : celle des hommes au retour de la guerre  »

Etant donné la matière du texte, le public pouvait s’attendre à une performance, dans le sens d’un déploiement de sentiments extrêmes, des crises d’angoisse, des larmes ; un corps à l’agonie, des émotions qui débordent.

Dominique Blanc choisit une autre approche, qui est un défi aux conventions du théâtre. C’est celle de la transparence. Comédienne, elle transmet ce qui se passe, mais sans jamais forcer le trait. La douleur passe par son corps et sa voix sans jamais devenir paroxysme : ils servent de messagers entre le plateau et la salle, sans rien ajouter. C’est au spectateur, pourrait-on dire, de faire ce qu’il veut, ou peut, de ce qu’il voit et entend.

L’aspect physique de la comédienne contribue à cette transmission, son corps en retrait, son regard légèrement tombant, son grand front comme un écran blanc. Dominique Blanc établit une sorte de vide que chaque spectateur remplit par son accueil de ce qu’elle dit et fait.

Pour ceux dans la salle qui ne la connaissaient que par le cinéma, la rencontre en chair et en os a pu confirmer que c’est une artiste dont la force est d’autant plus étonnante qu’elle ne la met pas en avant. Tout est réserve, tout est transparence. Dans La douleur, au lieu de faire voir sa douleur, elle la laisse voir.


Un commentaire ? denis.mahaffey@levase.fr

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La sociologie des banlieues au théâtre

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L'art du théâtre appliqué

Sortis à peine de Les Coquettes (titre laconique et même coquet pour trois humoristes débordant d’énergie et d’à propos sur les sujets qui préoccupent et fâchent les femmes), les spectateurs du Mail – certes peut-être pas les mêmes, et en moins grand nombre – ont pris place dans la même grande salle pour un spectacle de la compagnie Légendes Urbaines : Et c’est un sentiment qu’il faut déjà que nous combattions je crois. Comme, Ce que je reproche le plus résolument à l’architecture française, c’est son manque de tendresse, venue à Soissons en 2021 (*), le titre est tout un programme, un brin provocateur, une façon d’éviter de coller une étiquette rapide sur le sujet abordé.

Le sujet, une constante pour la compagnie, est l’environnement urbain, celui des « quartiers », des « banlieues » populaires. Il s’agit de repérer, derrière les représentations courantes de ces milieux, la vie de ceux qui y trouvent ou ne trouvent pas leur épanouissement, et les raisons matérielles – la conception des grands ensembles – des ratés sociaux.

Le point de départ de la nouvelle pièce est un reportage sensationnel diffusé à la télévision, montrant entre autres l’absence générale de femmes dans certains quartiers, dans les rues et de façon encore plus flagrante dans les cafés. La pièce examine l’origine du reportage, son degré de vérité ou de manipulation, et démonte les mythes autour de tels quartiers portés par les média.

Une question purement théâtrale se pose aussitôt : comment rendre « dramatique » un tel thème, éviter une étude sociologique qui n’accrochera pas le public dans la salle ?

David Farjon est David Pujadas.

La réponse est aussi théâtrale : utiliser tous les ressorts dramatiques pour illustrer les propos. Les six  acteurs maîtrisent parfaitement un style naturaliste pour changer de rôles, multiplier les personnages. Ils font des numéros époustouflants, tel le rappeur qui se raconte, ou David Farjon, fondateur de Légendes Urbaines, en parfait interprète du présentateur David Pujadas, dans les coulisses de son émission.

Il y a des mises en abyme, comme quand les journalistes, assis autour d’une table pour discuter, apparaissent en même temps sur un grand écran.

L’imagination est illimitée : pour revenir dans le montage de la discussion filmée, les comédiens se lèvent et font marche arrière en accéléré jusqu’au point à éditer.

Ainsi, même un spectateur peu concerné par le sujet de l’environnement urbain est attiré en impliqué par les astuces du théâtre. A nouveau, Légendes Urbaines met en scène une étude sociologique en la rendant fascinante et inattendue. Un acteur « interprète » un texte ; Et c’est un sentiment qu’il faut que nous combattions je crois interprète la vie des quartiers qu’il met en scène.


(*) Jouée dans la petite salle du Mail, qui a l’avantage de la proximité entre acteurs et spectateurs, et le désavantage d’imposer à presque tout le monde de voir seule une partie de la scène entre les deux têtes devant.

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Les Coquettes : trois sommets d’un triangle

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L'art de l'humour au féminin

Marie Facundo interpelle Lola Cès, devant Mélodie Molinaro.

Dans quelques jours le public du Mail se repenchera sur les problèmes de l’urbanisme dans Et c’est un sentiment qu’il fait déjà que nous combattions je crois, de la compagnie Légendes urbaines, déjà venue au Mail en 2018, et qui poursuivra, avec la même intelligence et verve, son exploration de la vraie vie des quartiers populaires.

Les Coquettes, le spectacle qui l’a précédé, adopte une autre forme théâtrale pour aborder des sujets aussi fondamentaux, mais en déployant d’autres moyens, ceux de l’humour, de la dérision, de la provocation et de la musique. Mais au fond, derrière le sérieux de l’un, et la crânerie de l’autre, le regard des deux spectacles est aussi tendre, aussi empreint d’humanité.

La salle était pleine jusqu’au dernier fauteuil pour Marie Facundo, Mélodie Molinaro et Lola Cès (« la brune hargneuse, la blonde idiote et la ronde rigolote »), confirmation du succès de leur précédent spectacle à Soissons en 2018, dans une configuration un peu différente. Des spectateurs en parlaient encore.

Les trois humoristes jouent et chantent sur des sujets qui comptent pour les femmes, avec une énergie physique et vocale qui tient la salle en éveil. Le déroulement est calibré dans le dernier détail, mais elles savent aussi improviser leurs réactions aux spectateurs, qu’elles interpellent sans l’agressivité de bien des comiques hommes. Personne n’est dévalorisé.

La grande réussite du spectacle est son rythme finement modulé, ses changements constants de ton – Lola, seule en scène, chante même un air triste et désabusé. Une courbe est décrite du début à la fin, le point culminant étant une réflexion (le mot est bien plat par rapport à l’explosion sur scène) sur le fonctionnement du… clitoris, avec un grand panneau explicatif brandi par leur pianiste, Thomas Cassin, et une danse par six marionnettes lumineuses sur le même modèle, manipulées par Lola, Mélodie et Marie.

L’énergie est comme un grand souffle qui se communique à la salle dans une grande jouissance comique partagée. Cependant, au lieu d’être la fin du spectacle, laissant le public dans un état de surexcitation, la courbe marque ensuite un adoucissement, un ralentissement, une descente en douceur, sans perdre le souffle généré.

Elles ont expliqué le titre du spectacle : Merci Francis. Il y a quelques années « ça n’allait pas du tout, pas du tout » entre elles. Francis, un ami dans le monde du spectacle – « tout le monde le connaît » selon elles, sans qu’elles le nomment (quelques efforts sur Internet suffisent pour l’identifier), vient les voir après une représentation, leur dit tout le bien qu’il pense d’elles, et précise « Vous formez un triangle, et dans un triangle il y a trois sommets. » Cela a suffi pour les ressouder et relancer le moteur. Ce serait donc grâce à Francis que Lola, Marie et Mélodie se sont retrouvées au Mail, devant une salle debout qui applaudit leur humour et leur énergie, mais aussi, au fond, leur tendresse.

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