Au village de Chacrise, posé sur le fin ruban d’eau de la Crise qui coule vers l’Aisne à Soissons, les bals, festivités et réunions publiques avaient lieu dans l’arrière-salle du café de la rue Saint-Jean. Quand le café a fermé dans les années 80, un chapiteau était érigé chaque décembre pour fêter Noël autour du Sapin.
Le village a décidé de se bâtir une salle communale derrière l’ancienne gare, devenue la Mairie. Les villageois se sont mis au travail. Pour faire des économies, « le Sapin » a eu lieu dans une grange de la ferme, tout le monde emmitouflé jusqu’aux oreilles. Mais l’année suivante la nouvelle salle des fêtes était prête, un généreux espace carré avec une cuisine à l’entrée et une scène au fond. Ses lignes basses ont bientôt été adoucies et embellies par la verdure de ce bord de village.
Depuis, les réjouissances villageoises y ont lieu. Elles sont souvent accompagnées d’animateurs de fêtes, prestidigitateurs et autres attractions, des spectacles de danse montés par les jeunes, des contes de fées joués par des enfants de l’école. Une année, il y a eu un cirque mimée, avec le slogan « Vous avez entendu parler de la grande crise du cirque ; nous vous présentons le Grand Cirque de la Crise » C’est l’expression même de la culture populaire, dont l’intention est de détendre, distraire, amuser, faire rire.
La salle vient d’accueillir un spectacle différent – ni meilleur ni pire, mais avec des intentions différentes. La Comédie de Reims, Centre Dramatique National (CDN), veut aller à la rencontre des publics dans les territoires ruraux, en partenariat avec des relais locaux. La Communauté des Communes d’Oulchy-le-Château (dont Chacrise) en fait partie. La salle communale du chef-lieu n’étant pas libre, le maire du village, Arnaud Delattre (par ailleurs régisseur général du théâtre du Mail à Soissons), a proposé la salle des fêtes.
Le mur invisible est une pièce créée à Avignon en 2021, adaptée du livre le plus connu de la romancière autrichienne Marlen Haushofer, publié en 1962 et devenu livre culte.
Le seul rôle est joué par Lola Lafon, très engagée sur le sujet, et accompagnée par la violoncelliste Maëva Le Berre.
Après une catastrophe planétaire, l’héroïne se retrouve seule dans une maison en pleine forêt, coupée du reste du monde par un mur invisible. De l’autre côté toute vie paraît pétrifiée. Au lieu de sombrer, elle organise sa survie en compagnie d’un chien et d’une vache, prend en main son destin. Et écrit chaque jour. La pièce est faite de la lecture de ce journal, à la fois intime et épique.
Loin d’être un simple exemple de science-fiction, la pièce prend une dimension d’aventure existentielle. Son avenir se dessine, non pas par de vagues espoirs et désespoirs, mais par le nombre de boîtes d’allumettes qu’il lui reste – après, les nuits seront noires, le froid ne pourra pas être contesté.
La violence fait irruption. Inexplicable intrus, un homme arrive du côté confiné du mur, tue la vache et le chien, et s’en va. La femme l’écrit dans son cahier.
Lola Lafon joue avec calme et neutralité, la lecture du texte un moyen pour elle d’éviter les effets mélodramatiques. Elle reste la narratrice détachée qui lit son récit de ce qu’elle vit.
Le violoncelle ponctue, accompagne, parfois interrompt le texte, lui conférant une autre dimension, évoquant la situation par cette autre voie qui est la musique.
Maëva Le Berre et Lola Lafon
« Du côté confiné » ? Comment ne pas entendre la relation entre l’expérience de la femme, derrière une barrière intangible, et la vie pendant une pandémie, coupée des proches et du monde devenus inaccessibles.
La salle de Chacrise a été adaptée pour le spectacle. La scénographie consiste en une belle charpente en bois gris, évocation géométrique d’une maison, montée devant la scène, trop petite, et qu’elle cache. D’un côté l’actrice et ses accessoires, de l’autre la musicienne et son instrument. Un vrai éclairage de théâtre avec tous les projecteurs nécessaire à un éclairage subtil et variable.
La pièce a été bien reçue par son public largement local. Sa profondeur, son sérieux n’ont pas à être mis en opposition à la légèreté d’autres spectacles qui ont occupé la salle, dont celui qui l’occupera dans quelques jours pour Noël, une comédie musicale pour enfants. La différence démontre seulement l’énorme diversité de ce qui peut être qualifié de « theâtre », ce phénomène par lequel des spectateurs sont divertis, émus par ce qu’ils voient, sans qu’ils le confondent avec la réalité. Voilà le sens du théâtre.