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Théâtre

Les chaises

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L'art du seul-en-scène dramatique

Le vendredi 1er juin Didier Viéville, escaladant le décor le plus spectaculaire de la saison au Mail, un immense amas de chaises fournies par les Déchetteries municipales, jouera Le Fétichiste de Michel Tournier.

Dans ce texte, que Tournier avait écrit pour la télévision, un obsédé des dessous féminins raconte sa folie, avec angoisse et violence mais aussi humour. Ce monstre pitoyable, pourtant par moments sympathique, porte un nom aussi banal que ses excès sont transgressifs : Paul Martin. D’un côté les fanfreluches, les falbalas et les petites culottes, de l’autre… Martin.

Didier Viéville donne son tour théâtral au monologue original en imaginant que son personnage s’échappé de l’asile et se trouve soudain dans une salle de théâtre, devant des spectateurs, auxquels il s’adresse pour se raconter. Il met ainsi les spectateurs en situation de témoins de ce qu’il dit, au lieu de rester tranquillement observateurs.

Après Nomades en 2016 et Acaly en 2017, la compagnie du Milempart a été choisie cette année pour une “résidence de création” au Mail. Ce dispositif met à la disposition d’une troupe locale les ressources considérables du théâtre principal de Soissons, y compris l’équipe technique et la régie pour gérer le son, l’éclairage et la scénographie. Plusieurs fois dans les mois précédent la première la compagnie sélectionnée a accès pendant une semaine pour répéter et mettre au point son spectacle.

Il avait déjà joué ce rôle il y a longtemps. “C’était beaucoup plus physique. Il y avait un ring de cirque. Je ne pourrais plus faire cela.” Cette nouvelle interprétation est plus intériorisée. Cependant, quand il parle de ses capacités physiques diminuées, il est impossible de ne pas regarder l’amas de chaises à escalader derrière lui.

Le tas est réel, et en même temps faux, comme au théâtre. La pyramide apparente n’en est pas une : les chaises visibles de la salle sont montées sur un échafaudage pour donner l’impression de solidité. “Sinon il aurait fallu des centaines de chaises” explique Didier Viéville.

Le Fétichiste, seul texte dramatique de Tournier, a été écrit à la fin des années 70 et publié dans le recueil Le Coq de Bruyère. Le texte est dense, impudique, choquant même. Il est philosophique, mais en même temps comique ; l’ironie que manie si bien Tournier n’est jamais absente. Les images percutent, mais sont toujours impeccablement élégantes.

“Le collant et le flottant. Je me suis toujours demandé ce qui a le plus de charme. Il y a deux écoles. Le collant, bien sûr, ça épouse les formes, et en même temps, ça les tient, ça les affermit. Mais ça manque d’imagination, ça ne parle pas. C’est sec, laconique, c’est pète-sec. Tandis que le flottant, le flou, c’est ça qui fait rêver ! C’est bavard, c’est une improvisation continuelle, ça invite à glisser la main.”

Didier Viéville illustre encore l’ambiance torride en citant “les billets couvés dans la chaleur moite de l’aisselle”.

Il voit Martin suivre “la logique implacable du clown”. Chaque détail est dans l’ordre, c’est leur totalité qui trahit sa folie douce. Attaquer une femme pour lui arracher sa culotte s’explique parfaitement pour lui – comme il l’explique au public.

Didier Viéville décrit le “flash” avec lequel la mise en scène lui est venue il y a trois ans. Un accident l’a empêché alors d’y réaliser ce projet, lui donnant du temps pour le faire mûrir.

Il y a trente ans, après des succès inattendus pour ses mises en scène à Soissons, à Paris et ailleurs, il a ouvert Le Petit Bouffon. “Un ami a acheté un local abandonné à Villeneuve Saint-Germain, pour en faire un atelier de menuiserie. Mais le quartier a été reclassé, l’artisanat n’était plus possible, et je le lui ai repris.”

Passer de son rôle habituel de metteur en scène dans l’écrin intime de son propre théâtre à celui d’acteur tout seul sur une grande scène face à une salle de cinq cents places, cela lui-donne-t-il un trac ? “Oui, terriblement. De toute façon cela m’arrive depuis toujours de me demander ce que je fous sur scène.” C’est peut-être dans ces réticences qu’il fait intervenir la part de lui-même où il se trouve frère du fétichiste, accepte qu’ils appartiennent tous deux à la même humanité.

Le Fétichiste, 1er juin à 20h30 au théâtre du Mail.

denis.mahaffey@levase.fr

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La douleur de Dominique Blanc

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L'art de jouer

Une femme, l’air abandonnée par elle-même, est assise à une table. Elle parle. « Face à la cheminée, le téléphone, il est à côté de moi. À droite, la porte du salon et le couloir. Au fond du couloir, la porte d’entrée. Il pourrait revenir directement, il sonnerait à la porte d’entrée : “Qui est là — C’est moi”. »

A travers La Douleur, la comédienne Dominique Blanc vit depuis plus de dix ans avec la douleur en tant que comédienne. En 2010, elle a d’abord fait une lecture du texte de Marguerite Duras, puis l’a joué dans un spectacle mis en scène par Patrice Chéreau. C’est dans cette même mise en scène, revue par Thierry Thieû Niang, qu’elle a repris le rôle, d’abord à Paris, ensuite pour une tournée qui l’a amenée au théâtre du Mail à Soissons.

Le texte relate l’attente fébrile d’une femme dont le mari a été déporté dans un camp de concentration allemand en 1944, et son retour. La situation reflète celle de l’auteure elle-même, face à la déportation de son mari Robert Anthelme, et le texte de la nouvelle est adapté d’un journal intime qu’elle aurait gardé pendant cette période d’attente.

La femme sur scène subit l’attente insoutenable, dans une impuissance qui n’est pas exceptionnelle mais celle « de tous les temps, celle des femmes de tous les temps, de tous les lieux du monde : celle des hommes au retour de la guerre  »

Etant donné la matière du texte, le public pouvait s’attendre à une performance, dans le sens d’un déploiement de sentiments extrêmes, des crises d’angoisse, des larmes ; un corps à l’agonie, des émotions qui débordent.

Dominique Blanc choisit une autre approche, qui est un défi aux conventions du théâtre. C’est celle de la transparence. Comédienne, elle transmet ce qui se passe, mais sans jamais forcer le trait. La douleur passe par son corps et sa voix sans jamais devenir paroxysme : ils servent de messagers entre le plateau et la salle, sans rien ajouter. C’est au spectateur, pourrait-on dire, de faire ce qu’il veut, ou peut, de ce qu’il voit et entend.

L’aspect physique de la comédienne contribue à cette transmission, son corps en retrait, son regard légèrement tombant, son grand front comme un écran blanc. Dominique Blanc établit une sorte de vide que chaque spectateur remplit par son accueil de ce qu’elle dit et fait.

Pour ceux dans la salle qui ne la connaissaient que par le cinéma, la rencontre en chair et en os a pu confirmer que c’est une artiste dont la force est d’autant plus étonnante qu’elle ne la met pas en avant. Tout est réserve, tout est transparence. Dans La douleur, au lieu de faire voir sa douleur, elle la laisse voir.


Un commentaire ? denis.mahaffey@levase.fr

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La sociologie des banlieues au théâtre

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L'art du théâtre appliqué

Sortis à peine de Les Coquettes (titre laconique et même coquet pour trois humoristes débordant d’énergie et d’à propos sur les sujets qui préoccupent et fâchent les femmes), les spectateurs du Mail – certes peut-être pas les mêmes, et en moins grand nombre – ont pris place dans la même grande salle pour un spectacle de la compagnie Légendes Urbaines : Et c’est un sentiment qu’il faut déjà que nous combattions je crois. Comme, Ce que je reproche le plus résolument à l’architecture française, c’est son manque de tendresse, venue à Soissons en 2021 (*), le titre est tout un programme, un brin provocateur, une façon d’éviter de coller une étiquette rapide sur le sujet abordé.

Le sujet, une constante pour la compagnie, est l’environnement urbain, celui des « quartiers », des « banlieues » populaires. Il s’agit de repérer, derrière les représentations courantes de ces milieux, la vie de ceux qui y trouvent ou ne trouvent pas leur épanouissement, et les raisons matérielles – la conception des grands ensembles – des ratés sociaux.

Le point de départ de la nouvelle pièce est un reportage sensationnel diffusé à la télévision, montrant entre autres l’absence générale de femmes dans certains quartiers, dans les rues et de façon encore plus flagrante dans les cafés. La pièce examine l’origine du reportage, son degré de vérité ou de manipulation, et démonte les mythes autour de tels quartiers portés par les média.

Une question purement théâtrale se pose aussitôt : comment rendre « dramatique » un tel thème, éviter une étude sociologique qui n’accrochera pas le public dans la salle ?

David Farjon est David Pujadas.

La réponse est aussi théâtrale : utiliser tous les ressorts dramatiques pour illustrer les propos. Les six  acteurs maîtrisent parfaitement un style naturaliste pour changer de rôles, multiplier les personnages. Ils font des numéros époustouflants, tel le rappeur qui se raconte, ou David Farjon, fondateur de Légendes Urbaines, en parfait interprète du présentateur David Pujadas, dans les coulisses de son émission.

Il y a des mises en abyme, comme quand les journalistes, assis autour d’une table pour discuter, apparaissent en même temps sur un grand écran.

L’imagination est illimitée : pour revenir dans le montage de la discussion filmée, les comédiens se lèvent et font marche arrière en accéléré jusqu’au point à éditer.

Ainsi, même un spectateur peu concerné par le sujet de l’environnement urbain est attiré en impliqué par les astuces du théâtre. A nouveau, Légendes Urbaines met en scène une étude sociologique en la rendant fascinante et inattendue. Un acteur « interprète » un texte ; Et c’est un sentiment qu’il faut que nous combattions je crois interprète la vie des quartiers qu’il met en scène.


(*) Jouée dans la petite salle du Mail, qui a l’avantage de la proximité entre acteurs et spectateurs, et le désavantage d’imposer à presque tout le monde de voir seule une partie de la scène entre les deux têtes devant.

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Les Coquettes : trois sommets d’un triangle

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L'art de l'humour au féminin

Marie Facundo interpelle Lola Cès, devant Mélodie Molinaro.

Dans quelques jours le public du Mail se repenchera sur les problèmes de l’urbanisme dans Et c’est un sentiment qu’il fait déjà que nous combattions je crois, de la compagnie Légendes urbaines, déjà venue au Mail en 2018, et qui poursuivra, avec la même intelligence et verve, son exploration de la vraie vie des quartiers populaires.

Les Coquettes, le spectacle qui l’a précédé, adopte une autre forme théâtrale pour aborder des sujets aussi fondamentaux, mais en déployant d’autres moyens, ceux de l’humour, de la dérision, de la provocation et de la musique. Mais au fond, derrière le sérieux de l’un, et la crânerie de l’autre, le regard des deux spectacles est aussi tendre, aussi empreint d’humanité.

La salle était pleine jusqu’au dernier fauteuil pour Marie Facundo, Mélodie Molinaro et Lola Cès (« la brune hargneuse, la blonde idiote et la ronde rigolote »), confirmation du succès de leur précédent spectacle à Soissons en 2018, dans une configuration un peu différente. Des spectateurs en parlaient encore.

Les trois humoristes jouent et chantent sur des sujets qui comptent pour les femmes, avec une énergie physique et vocale qui tient la salle en éveil. Le déroulement est calibré dans le dernier détail, mais elles savent aussi improviser leurs réactions aux spectateurs, qu’elles interpellent sans l’agressivité de bien des comiques hommes. Personne n’est dévalorisé.

La grande réussite du spectacle est son rythme finement modulé, ses changements constants de ton – Lola, seule en scène, chante même un air triste et désabusé. Une courbe est décrite du début à la fin, le point culminant étant une réflexion (le mot est bien plat par rapport à l’explosion sur scène) sur le fonctionnement du… clitoris, avec un grand panneau explicatif brandi par leur pianiste, Thomas Cassin, et une danse par six marionnettes lumineuses sur le même modèle, manipulées par Lola, Mélodie et Marie.

L’énergie est comme un grand souffle qui se communique à la salle dans une grande jouissance comique partagée. Cependant, au lieu d’être la fin du spectacle, laissant le public dans un état de surexcitation, la courbe marque ensuite un adoucissement, un ralentissement, une descente en douceur, sans perdre le souffle généré.

Elles ont expliqué le titre du spectacle : Merci Francis. Il y a quelques années « ça n’allait pas du tout, pas du tout » entre elles. Francis, un ami dans le monde du spectacle – « tout le monde le connaît » selon elles, sans qu’elles le nomment (quelques efforts sur Internet suffisent pour l’identifier), vient les voir après une représentation, leur dit tout le bien qu’il pense d’elles, et précise « Vous formez un triangle, et dans un triangle il y a trois sommets. » Cela a suffi pour les ressouder et relancer le moteur. Ce serait donc grâce à Francis que Lola, Marie et Mélodie se sont retrouvées au Mail, devant une salle debout qui applaudit leur humour et leur énergie, mais aussi, au fond, leur tendresse.

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