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Ecriture

Un mystère pour l’été : La maison peinte en rouge

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L'art de la fiction

[Photo Internet]

Gertrud Penn (1925-2010)

Pour Tennessee Williams, Gertrud Penn était « l’auteur qui le mieux fait sentir le cauchemar meurtri et meurtrier » (« damaged and death-dealing ») derrière le rêve américain ». Elle est pourtant presque inconnue en France. Mary McCarthy, Toni Morrison, Joyce Carol Oates : elle a sa place parmi elles, mais son œuvre est restée inexplicablement écartée des collections de romans en traduction. Pourtant les lecteurs du pays du Nouveau Roman n’auraient guère été effarouchés par sa notoire austérité de langage, son refus de tout effet dramatique voire narratif. Sans doute le prix Nobel, une réelle possibilité dans les années 80, l’aurait parée de son prestige, les éditeurs se seraient bagarrés pour négocier les droits, faire traduire et éditer à la hâte ses livres, ornés du célèbre bandeau rouge.

Gertrud Penn était descendante en ligne directe de William Penn, fondateur de l’Etat de Pennsylvanie. Cette parenté expliquerait qu’en dépit de sa fameuse notion de l’« ailleurs nécessaire » pour un écrivain elle ait passé toute sa vie à Philadelphie. Elle porte le même prénom que sa mère, sœur du cinéaste Carl Dreyer. Malgré son insistance sur l’orthographe, certains critiques distraits l’écorchent en ajoutant un « e » final superfétatoire.

Seul un roman de jeunesse, Your ringlets on my cheek (« Tes boucles sur ma joue »), qui scandalisait les Etats du Sud dans les années 40, a été adapté en français, et il est épuisé depuis longtemps. La presse à gros titres et gros tirages le traitait de « sulfureux ». Il a disparu, même si une photocopie circulerait clandestinement, dit-on, parmi les Amies de Gertrud Penn, cercle féminin très fermé à Issoine « en Creuse », comme disent les Creusois.

Je l’ai rencontrée quand j’étais dans le Missouri où, chose exceptionnelle, elle passait des vacances chez une amie. Elle n’était ni accueillante ni inamicale, m’a proposé une infusion de pousses de peuplier, et ne m’a dit qu’une seule chose mémorable, en réponse à une innocente question personnelle : « J’ai tellement lutté, mon ami, pour atteindre l’indifférence que je ne vais certainement pas la mettre en péril en me confiant à vous. » Une perte de temps, alors. Non. Elle m’a décrit minutieusement la récente repeinture en rouge de sa maison, le ton exact (« rouge sang caillé »), les ouvriers qui faisaient le travail, le temps qu’il faisait chaque jour du chantier.

L’absence de plaisir comme de déplaisir à m’en parler m’a renvoyé à ses livres en rentrant. J’y ai trouvé la même neutralité insistante, des descriptions détaillées à devenir hypnotiques, surtout l’impression préoccupante que le style servait à dissimuler quelque chose. Parmi eux j’ai relu son chef d’œuvre Leaves and trees (« Feuilles et arbres »), avec le célèbre passage de quatre-vingts pages au sujet du bosquet derrière sa maison. Un corps y était-il enterré ? Des amis américains de passage chez moi à Paris se sont disputés sur la question au point d’abandonner leur projet de voyager ensemble en Europe. Le lendemain, les uns sont allés à la Cité de la Science, les autres à Giverny.

Epilogue

Frappé, voire paralysé par la relecture attentive de l’œuvre pennien, j’en ai parlé à une connaissance agent littéraire, sale type au fond. Nous dinions ensemble, avions assez bu pour que notre rivalité sournoise se dérapât. « Je viens de relire Gertrud Penn ; remarquable » ai-je annoncé en oubliant, à mon dépit, de maintenir le « g » dur danois de son prénom. « Qui ça ? » a-t-il éructé, pris au dépourvu, lui qui passait pour connaître le milieu de la littérature mondiale comme sa poche. Il ignorait jusqu’au nom de Gertrud Penn. J’ai parlé d’elle. Mais en analysant l’aridité voulue de son écriture j’ai vu son regard, déjà brouillé par l’alcool, s’embrumer davantage. Alors je me suis tourné vers ce roman de ses jeunes années. Sans doute influencé moi aussi par ce que j’avais bu, j’ai appuyé fortement, lourdement même, sur la réputation brûlante de cette histoire de femmes entre elles.

L’agent littéraire s’est réveillé, trépignant à l’idée de ressortir un livre non seulement savoureux mais transgressif. Avant de sauter dans le premier train pour Issoine, il a fait une recherche sur Yahoo. Ne trouvant pas l’édition française, il a consulté les archives de l’ancien éditeur américain, récemment numérisées. Imaginez sa déconvenue en découvrant non seulement que l’existence de ce livre était un fantasme aussi malsain que le livre lui-même, mais qu’Internet ne contenait aucune référence à son auteur. Encore un fantasme ? Mais alors qu’en est-il de sa maison, fraîchement peinte en rouge ?


Ce mystère – ou fumisterie – développe une contribution au blog Daily Fiction de Libération. Commentaires ou interrogations à denis.mahaffey@levase.fr

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