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Le philosophe et la comtesse

Publié
il y a 2 ansle
par
Denis MAHAFFEYL'art de l'occulte v. la raison
Deux lumignons brûlent sur la cheminée dans des coupes de verre rouge.
C’est l’habitude de la maison : une mort ou son anniversaire, une maladie grave, et nous les allumons, sans nous occuper du sens précis du geste. Mettre la lumière vacillante là où les ombres blessent le quotidien, peut-être.
Cette fois ils tremblotent à la nouvelle de la mort du Covid d’un vieil ami en Pologne, le philosophe et traducteur Jerzy Prokopiuk.
Je l’ai rencontré à Varsovie dans les années 70, et l’ai invité plusieurs fois à Paris – formalité sans laquelle il n’aurait pas été autorisé à quitter la Pologne ni obtenu un visa pour entrer en France.

Château de Montségur [Photo Internet]
Mon assemblage de chambres de bonne, 25 mètres carrés au total, était presque trop exigu pour contenir nos longs débats houleux. Il voyait partout des signes de l’occulte ; j’y voyais la puissance de l’imagination et la raison humaines. Nous parlions fort, nous buvions, nous n’étions jamais d’accord, et nous avons formé une amitié profonde.
Il est parti quelques jours en Occitanie pour rencontrer un groupe d’Anthroposophes, disciples de Rudolf Steiner, mais voulait surtout explorer le pays cathare.
Le Gnosticisme, l’Anthroposophie, le Catharisme : ces courants spirituels avaient en commun de prêcher la recherche de la connaissance de soi pour illuminer directement le divin dans l’homme, et libérer ainsi l’âme du carcan du monde malveillant créé par le Dieu de la Bible.
Jerzy est rentré à Paris ébloui par ses rencontres. Il m’a donné un disque du chanteur occitan Marti, contenant Montségur, plainte poignante qui relate comment, en 1244, pendant la croisade albigeoise, quatre cents Cathares sont montés sur un bûcher plutôt que de renoncer à leur foi cathare.
« Les Anthroposophes occitans seraient plutôt, mais discrètement, des néo-Cathares » a-t-il conclu. Il avait été reçu et hébergé par une adepte, Fanita de P., qui était dorénavant, à chaque venue en France, son mécène, sa protectrice. Pendant un de ses séjours elle est même montée à Paris, et nous a rejoints à la table de nos débats houleux.
C’est ainsi que la comtesse entre dans cette histoire.
Fanita était âgée, mais a monté et remonté les quatre-vingt-neuf marches jusqu’à notre porte d’entrée. Ses robes descendaient jusqu’à mi-mollet, ses cheveux étaient attachés en haut par des peignes, son port était altier, sa voix avait le ton des privilégiés. Une grande dame en tout, sauf que son regard était pétillant et son langage vigoureux et ironique. « Je suis Comtesse certes ; mais quelle déchéance, car par mon premier mari j’étais Marquise. » Ah ce marquis, il avait encore son rôle à jouer dans notre histoire !
Elle a facilité toute l’activité de Jerzy en France par ses relations et même matériellement. Rentré une autre fois du Midi, Jerzy m’a montré deux bagues qu’elle lui avait données, une alliance en or incisée et l’autre avec une émeraude. Elle avait été ferme : « Celle-là vous garderez en cas de grand besoin. » Il m’a donné la bague d’or pour me remercier de l’accueillir (je l’avais oubliée jusqu’à entreprendre ce récit, et ne sais plus où ni sur quel doigt elle serait à présent).
Quant à l’émeraude, ce Polonais tant privé de moyens percevait aussitôt un « grand besoin », et il est parti à la place Vendôme la faire estimer.
Il est rentré penaud mais rieur. Le joaillier l’avait examinée. La pierre était fausse, en pâte de verre. Jerzy n’a pas eu de mal à expliquer le contretemps. Le marquis avait été un joueur invétéré, comblé de dettes. Il a sans doute fait remplacer l’émeraude, qu’il a aussitôt vendue. Voilà. Jerzy ne pouvait pas le dire à Fanita.
Nos vies ont évolué, je ne l’ai plus revu et nos échanges se sont raréfiés. Mais il est devenu un personnage reconnu dans son milieu, rédacteur en chef du périodique polonais Gnose, et il a reçu des honneurs, prix et médailles.
Tout à l’heure je cherchais un mot, l’ai dit, et mon épouse y avait pensé en même temps. Jerzy aurait dit de la télépathie, ce flux étrange entre les cerveaux. Moi j’y vois la réaction de celle qui me connaît à fond, ma façon de penser et de m’exprimer. Il me plait d’imaginer l’occultiste et le journaliste se disant bruyamment et affectueusement leur désaccord profond sur le sujet.
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Le Finistère se donne en spectacles

Publié
il y a 1 moisle
15 août 2023par
Denis MAHAFFEYL'art de l'été breton

Un récit de voyage culturel en Bretagne qui ne s’impose pas la concision habituelle aux chroniques du Vase des Arts. Il est divisé en trois épisodes, pour ceux qui préfèrent ne pas trâiner trop longuement devant leur écran.
Le Finistère, là où l’Europe prend fin sur les plages, rochers, baies et promontoires de la Bretagne, est semé de petites églises, village par village, sans parler de chapelles isolées vouées à tel saint. Bâties de granit, elles constituent chacune une anthologie de détails architecturaux, flèches, frontons et piliers hérités de temples grecs, tourelles dont des marins auraient pu rapporter les formes de pays lointains.
A l’intérieur l’espace nécessairement réduit est partagé par la nef, les bas-côtés, le chœur, l’abside, les chapelles particulières, parfois une salle du « trésor » où les objets liturgiques sont exposés, le tout dans une pénombre apaisante.
On a appelé ces églises « les boudoirs de Dieu », où on imagine le Tout-Puissant, las de vastes cathédrales, basiliques et églises surdimensionnées, Se refugiant pour être reçu en petit comité.
Même les cathédrales sont compactes. Celle de Tréguier, derrière sa petite place, a du mal à contenir l’assemblage de volumes nécessaires à ses fonctions épiscopales.
Presque toutes les églises du pays témoignent encore d’une vie paroissiale. Par ailleurs, dans une région où les touristes cherchent moins des plages à rangées de transats, ou des rues bordées de bout en bout de bars et boîtes, que des sorties culturelles, ces églises, à côté de leur rôle religieux, accueillent des spectacles, avec une prépondérance de musique classique ou bretonne traditionnelle. Le rock se niche ailleurs, dans les festivals par exemple.
Mais il y a d’autres formes de spectacle. Parfois l’extérieur d’une église sert de toile de fond. C’est sur la place devant Saint-Pierre de Plougasnou que des vacanciers, les enfants aux premiers rangs, attendaient Street coffee, un spectacle du clown italien Claudio Mutazzi.

Claudio le clown avec son adjointe du jour
Il arrive, tirant derrière lui un petit chariot, qui lui servira de boîte content ses équipements et un amplificateur pour de soudaines illustrations musicales.
Il suit un scénario, les fragments reliés par un clap en bois, comme pour des prises de vue ; mais à chaque instant Claudio adhère aux principes classiques en s’adaptant à ce qui se passe autour de lui. Voyant un passant qui n’assiste pas au spectacle, il le suit comme une ombre malicieuse. En singeant sa démarche, ses gestes, il les rend comiques. S’en apercevant, le passant, de bonne humeur, devient spectateur.
Claudio interpelle ses spectateurs, les faisant participer, parfois malgré eux mais de bon cœur (surtout les enfants). En vrai clown il reproduit, grossit, prolonge, élargit les comportements, créant une marge entre la réalité de la personne et le clownesque. Ce qui semblait ordinaire, banal, quotidien vire au bouffon. Il établit une complicité avec les enfants qu’il choisit pour l’aider, les ragaillardissant pour qu’ils se prêtent avec enthousiasme au jeu.
Le bouquet final de Street coffee est un mariage, mis en scène avec la participation de quatre spectateurs. Claudio dirige tout, même les gestes de séduction échangés. Est-ce à dessein ou par confusion que l’union du couple heureux se trouve être entre les deux hommes, les femmes étant réduites au rôle de demoiselles d’honneur ?
°o0o°
Le lendemain soir, pour changer, l’ensemble Capriol & Cie venu de Lannion a donné un récital de musique de la Renaissance à Primel-Trégastel, près de Plougasnou, dans la chapelle Notre-Dame-de-Lourdes. Bâtie en pierre du pays en 1927 mais avec une flèche en béton, la façade un peu comme une fusée sur sa rampe de lancement, c’est une singularité à côté des églises médiévales. Depuis sa restauration en 2010, une association y organise des événements, dont plusieurs concerts de Capriol.
Les cinq membres de ce groupe, spécialistes du répertoire Renaissance, sont Isabelle Diverchy, soprano et épinette, Ingrid Blasco, vielles à roue, Nathalie Le Gaouyat, viole de gambe et vielle, Martine Meunier, contralto, et Mathias Mantello, percussions. Ils ont choisi un programme avec une vingtaine de compositions, intitulé Va voir si la rose. A part six danses instrumentales, toutes les autres mettent en musique des poèmes de Ronsard car, après avoir été poète de renom de son vivant, Ronsard a eu une seconde carrière posthume en tant que parolier. C’est un face à face entre l’inspiration du poète de la sensibilité, du lyrisme et des amours, et la grande diversité des accompagnements, avec des compositeurs célèbres comme Clément Janequin et Josquin des Prés, ou moins connus, Pierre Claireau ou Guillaume Boni. Seule apparition d’un autre poète : Mille regrets de Clément Marot.

Mathias Mantello le percussionniste de Capriol
Dans la musique de la Renaissance, instruments et voix s’interpellent, s’intercalent, s’interrogent, comme des fils de couleur d’une tapisserie, émergeant, disparaissant, créant une image en avançant. Une musique distante de nous, qui nous atteint encore.
Isabelle Diverchy est aussi le porte-parole de Capriol, présentant et accompagnant le programme avec de précieux commentaires sur les œuvres, les compositeurs, et parfois les instruments et le déroulement de la soirée, une autre façon d’ancrer la musique dans la réalité de son exécution. « C’est merveilleux, ce qu’on peut faire avec des bouts de bois. »
Le récital ne s’est pas déroulé sans incident. Ingrid Blasco a dû expliquer les arrêts fréquents pour accorder sa vielle à roue. « C’est trop humide ici pour les cordes. » La vielle y serait particulièrement sensible. Au milieu d’une musique détachée de tout matérialisme, la réalité matérielle.
Les chansons de la Renaissance peuvent paraître loin des préoccupations modernes. Mais J’espère et crains de Ronsard, mis en musique par Pierre Certon et interprété par Capriol, met chaque auditeur devant ses propres contradictions intimes.
J’espère et crains, je me tais et supplie,
Or je suis glace, et ores un feu chaud,
J’admire tout, et de rien ne me chaut,
Je me délace, et puis je me relie.
°o0o°
La veille du départ du Finistère, passage par Saint-Jean-du Doigt, voisin de Plougasnou, et visite, comme à chaque séjour, de son église, exception frappante aux boudoirs exigus. Quand un natif du village de Traou Meriadec y est revenu avec le bout de l’index de Saint Jean Baptiste, qui l’avait levé pour indiquer le Christ (« Ecce homo ! »), la relique a eu un tel succès pour traiter les maladies des yeux que le village a changé de nom. La Reine Anne de Bretagne est venue et, guérie, a fait des dons permettant l’érection d’une grande église pour accueillir les pèlerins (*). Ses dimensions sont d’autant plus appréciables qu’un incendie en 1955 a détruit presque tout le mobilier, dégageant l’espace entier.
Devant l’autel, dans l’église vide, un homme essaie quelques passages de jazz sur son saxophone, puis une femme chante une toute autre musique, plus ancienne, plus mystérieuse. Entre ces extraits ils se parlent de ce qu’ils préparent.
Abordés, Baptiste Boiron et Marthe Vassalo expliquent qu’ils donneront un concert le lendemain soir, mélangeant du jazz à des chants bretons anciens.
Derrière un clown et la Renaissance, voilà quelques enchaînements de notes qui réunissent la musique contemporaine et une autre musique, venue du granit dont le Finistère est fait, comme un bruit mystérieux et archaïque émergé de ces terres, avant de se fondre, comme elles, dans l’Océan.
(*) Est-ce vrai ? Les Bretons, comme d’autres Celtes, fusionnent volontiers la légende et la réalité historique, et il n’est même pas sûr qu’Anne soit venue pendant sa tournée du royaume de Trégor.
L'art du conte

Avant le commencement de la saison 2023, une réflexion
sur le pouvoir de l’imagination humaine.
Le Calife, trompé par son épouse, décida de se venger des femmes en prenant chaque nuit une vierge qu’il fit égorger le matin. Une de ces femmes, Shéhérazade, devint sa dernière épouse en lui racontant, la nuit des noces, une histoire qu’elle interrompit à l‘aube. Le Roi eut tant envie d’en connaître la suite qu’il différa son égorgement d’une journée. Elle lui confia alors la fin de l’histoire… et commença une autre. Après mille et une nuits, le Calife l’épargne et elle fut ainsi sa dernière épouse.
La vraie vie étant pleine d’imprévus sans suite ni forme, les êtres humains sont attirés, comme des phalènes autour d’une chandelle, par des histoires dont le début provocateur, le milieu palpitant et la fin heureuse satisfont un besoin profond.
Pour les enfants, il s’agit des histoires que lisent ou racontent chaque soir les parents. L’égorgement n’étant pas à l’ordre du jour, les rideaux du sommeil se tirent tout seuls sur les yeux de leurs enfants.
°oOo°
Les pages de papier épais, rêche comme du carton bouilli, s’effritaient aux bords, ne tenaient à la couverture que par quelques fils. Avant de nous envoyer au lit, mon frère et moi, ma mère sortait ce livre. Nous étions dans la pièce qui nous servait de séjour, de salon, de bureau, de salle de jeu ; nous dormirions dans une des deux chambres louées à l’étage. La famille propriétaire occupait le reste de la maison. Nous avions été évacués au bord de la mer. Mon père nous rejoignait du vendredi soir au lundi matin.
Elle s’installait dans un fauteuil, ou plutôt se perchait sur le bord. Nous nous calions autour, moi si près que je la gênais, en exerçant mes droits de cadet.
Elle sortait aussi son tricot, et ses doigts partaient dans une course folle dont ma mémoire s’émerveille encore. Elle ne s’arrêtait que pour tourner la page.
C’était un recueil de contes de fée. Ils n’étaient pas longs, mais l’histoire n’était jamais abrégée. Cendrillon allait trois fois au bal, la sorcière venait trois fois tenter Blanche-Neige.
Ma mère nous en lisait plusieurs chaque soir, en terminant par le préféré de mon frère, Jacquot tueur de géants, et le mien, Petit Poucet. Puis nous montions au lit.
Nous connaissions ces contes par cœur : nous n’aurions pas pu les réciter, mais nous suivions mot à mot. Parfois elle essayait de faire l’économie d’une péripétie, mais nous protestions. C’était cette répétition qui nous rassurait dans un monde inquiétant : l’ordinaire menaçait, mais le fantastique restait familier.
Un jour, dans la terre sableuse du chemin derrière la maison, j’ai construit avec des allumettes et du fil de coton un enclos de la taille d’un petit mouchoir. A l’intérieur j’ai placardé un bout de papier sur lequel ma mère avait accepté d’écrire « Entrée interdite ». Un garçon qui passait avec ses amis, voyant la pancarte, a donné un coup de pied au tout. La leçon m’a interloqué : le pouvoir des mots que nous reconnaissions dans les contes ne s’exerçait pas dans la vraie vie.
°oOo°
Mais arrêtons-nous un moment ! Une question s’impose : lisez-vous encore ? Etes-vous pris par ce qui se raconte sur le recueil et son contexte, la pancarte affichée dans mon enclos ? Ou êtes-vous passé à autre chose, à lire ou à faire ? Si vous êtes parti, alors le sortilège qu’essaient de tisser les mots a échoué.
Pour la conteuse Schéhérazade le danger était autrement aigu. Si l’attention de son époux venait à flancher, elle mourrait. Mais le vrai dilemme pour le Calife se posait à l’aube, quand elle s’arrêtait, interrompant sa jouissance. Il aurait pu l’étrangler (il se connaissait en violence conjugale). Mon frère et moi nous serions sentis trahis si ma mère nous avait fait cela, l’aurions boudée quand elle montait nous border.
Seulement, sa vengeance habituelle aurait privé le Calife de la suite de l’histoire, et il ne pouvait pas s’en passer. La nouvelle jouissance qui attendait faisait accepter l’interruption de l’ancienne. Le pouvoir du pourtant tout-puissant Calife cédait devant la parole. Il tenait tout sous sa coupe, sauf les parcelles de mots que lui accordait Schéhérazade.
Tirez-en votre conclusion – si toutefois vous lisez encore.
[Ce texte est paru sous une autre forme dans Marque-page Soissons en 2010]
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Abraham : une histoire d’épouvante

Publié
il y a 11 moisle
28 octobre 2022par
Denis MAHAFFEYL'art d'inquiéter
Le Vase des Arts cède au culte de Hallowe’en, la Veillée de la Toussaint, héritier de la lointaine fête gaélique du Samhain. Les Irlandais fuyant la Grande Famine du 19e siècle l’ont emportée avec eux aux Amériques, où ses traditions se sont enrichies et commercialisées. Cet aimable dévergondage, arrivé en France vers la fin de dernier siècle, autorise tout un chacun à se travestir en sorcière, diable ou même zombie. Faire peur est le mot d’ordre.
Voici donc un conte de circonstance, déjà paru dans L’Echange d’Exergues, où Martine Besset et Denis Mahaffey échangent de courts écrits liés par le fait de choisir, dans le dernier texte de l’autre, une phrase ou quelques mots qui donneront un ton, une couleur au nouveau texte. C’est l’« exergue », citation placée sous un titre de livre ou de chapitre.
Alors… il était une fois…_________________________________________________________________________________________________________
Dans les années ’50 les Néerlandais ont fermé l’accès à la Mer du Sud, l’ancienne Zuyder Zee, petit pendant à la Mer du Nord. Aujourd’hui c’est un vaste lac intérieur d’eau devenue fraîche. Une des petites plages aménagées sur son bord, entourée d’immeubles bas, est le lieu de cette histoire.
Les fêtes habituelles sont célébrées aux Pays-Bas ; d’autres traditions leur sont propres. Les anniversaires en particulier sont très fêtés – les membres de la famille et les proches vont jusqu’à se féliciter mutuellement.
A cinquante ans, un homme reçoit le titre d’« Abraham », pour marquer la sagesse qui désormais le caractérisera. Un addendum fait qu’à la même échéance une femme devient « Sarah ». La fête d’anniversaire est plus grande, pouvant durer deux jours.
Je me promenais un jour d’été sans soleil sur le chemin pavé entre la petite plage et les immeubles quand j’ai aperçu quelque chose devant moi qui m’a fait vite détourner la tête : je ne voulais pas avoir l’air de scruter de près la femme assise sur une chaise de plage face à moi, sous l’abri du balcon du premier étage, les pieds sur un petit tabouret, et étrangement immobile. J’ai agi par discrétion, mais aussi parce qu’un petit spasme nerveux, ou de peur, venu de je ne savais pas où, m’a traversé.
J’ai continué ma promenade, m’engageant sur un sentier le long du lac, puis suis revenu sur mes pas pour rentrer. En m’approchant d’elle dans l’autre sens, j’ai vu que la femme n’avait pas bougé d’un millimètre. Elle portait un bonnet de laine, une grosse écharpe, un manteau épais, des gants, des lunettes noires, et elle avait une couverture sur les genoux.
Cette fois j’ai remarqué deux détails à filer la chair de poule. La peau du visage était anormalement lisse et luisante, et des chambres à air, comme de longs ballons, tenaient ses bras à distance du torse.
Une grande brûlée, ai-je conclu, qui ne pouvait pas bouger sans souffrir, et que ses proches avaient installée dehors pour maintenir un lien avec le monde pendant sa lente guérison, ou en attendant de mourir.
Avec un frisson d’aversion, j’ai quitté la plage pour rentrer dans la maison où je passais la semaine. J’ai dit deux mots sur ce que j’avais vu, et ai vu les autres échanger un regard. A table, je suis resté préoccupé par la vision de la brûlée, n’écoutant pas la conversation, sauf à comprendre qu’ils parlaient des « Abraham » et des usages qui les accompagnaient .
Dans la soirée j’ai décidé de retourner à la plage, sans rien dire à personne. La lumière commençait à s’affaiblir, mais la femme y était encore, dans son fauteuil, pieds sur le petit tabouret, lunettes noires empêchant les passants de savoir si elle ne les dévisageait pas.
M’abritant à moitié derrière le bord d’un immeuble proche, j’ai contemplé d’un œil la pauvre créature, comme je l’appelais intérieurement. Fixe, immobile, comme si la vie l’avait déjà quittée – c’était peut-être le cas, alors que son entourage, pris par autre chose, n’allait descendre la rentrer qu’au crépuscule (« …la pauvre, elle veut tellement rester dehors, ne pas être enfermée »). Ils risquaient de la trouver raide morte dans son fauteuil, ses pieds rigidifiés sur le tabouret.
Je l’ai regardée une dernière fois, un mélange de compassion et de répulsion m’opprimant la poitrine, et suis rentré me coucher.
La nuit a été fiévreuse : la brûlée me hantait, apparaissant et disparaissant, venant près de moi, s’éloignant. J’essayais de rester éveillé, mais le sommeil m’a repris, et elle était là à nouveau, s’approchant, tendant la main comme pour me frôler. En faisant un geste brusque pour l’éloigner, j’ai touché sa main et j’avais la sensation d’avoir plongé mes doigts dans une confiture. Elle s’est retirée. Pendant un dernier bref temps de demi-sommeil, j’ai revu la femme, debout, souriante. Elle a redressé les mains pour… enlever ses lunettes noires. J’ai commencé à crier, sans arriver à faire un bruit, la gorge vide. Elle a pris les deux branches entre les doigts. Et je me suis éveillé en sursaut, et en sueur. Je n’osais même pas respirer, de peur de la voir ressurgir, non pas en rêve mais en chair et en os. Enfin j’ai eu le courage d’allumer. J’ai pensé à elle, à son terrible sort. Vers l’aube, j’ai même pensé offrir de rester auprès d’elle, pour ne pas la laisser souffrir seule. Consacrer même ma vie à soigner les souffrances du monde. Au lieu de laisser les familles s’en sortir en parquant les mourants dehors, ou dans un mouroir institutionnel. Je trouverais le courage de monter une croisade pour mettre fin à de telles souffrances atroces. Je serais leur sauveur en raccourcissant leur calvaire. Peu importerait mon sort, même la prison à vie.
Je suis descendu tôt me faire un café. Dans la cuisine, déjà, un des dîneurs de la veille. Il me regarde : « T’as pas l’air très frais » « Tu sais, j’ai pensé toute la nuit à cette pauvre femme dont j’ai parlé hier. La brûlée. » Il a éclaté de rire. « Mais t’as pas écouté ce que nous disions. C’est manifestement ce qu’on appelle une « poupée Abraham » – plutôt « Sarah » puisque c’est une bonne femme. T’as pas écouté Liesbeth ? Avant, on donnait à la personne un gros biscuit au beurre, le speculoos, en forme d’Abraham. Maintenant, on prépare un mannequin grandeur nature qu’on habille et expose. »
« Oui, c’est ça, je sais, je sais. Seulement j’en ai fait un cauchemar », et j’ai ri. Heureusement que je n’avais pas évoqué la vocation de sauveur à laquelle j’allais me dévouer dès le petit déjeuner.
J’ai simulé un calme bienveillant dans la cuisine, mais… « Je m’promène un peu. » « Tu vas pas aller t’apitoyer sur un tas de vêtements d’occase, quand même ? » J’ai ri, j’ai mis un pull et mes chaussures, et je suis sorti dans la rue. Là j’ai commencé à courir, la poitrine brûlant de furie. On verrait ! Je n’étais pas un clown !
J’arrive à la plage, prends le chemin qui la contourne, et là, me narguant, la « brûlée » encore étalée sur son fauteuil, pieds au tabouret, lunettes en place, chambres à air protégeant ses membres.
Comment ne pas m’en être aperçu ? Des rangées de fanions sont accrochées en haut du coin où cette poupée est installée. Les chambres à air font partie d’une guirlande de longs ballons colorés.
Une méprise donc, mon trouble, ma répulsion presque nauséeuse, mon effroi nocturne. Surtout ma décision de me dévouer dorénavant à alléger les maux de l’univers. Risible.
Furibard. Je m’approche de la poupée Sarah. Je voudrais arracher de son masque les lunettes qui m’ont fait agir avec une discrétion ridicule, mais je me penche, je saisis les deux pieds sur le tabouret et fais basculer toute l’installation. La couverture tombe, les deux jambes se plient comme si elle se débattait, et je reçois un coup, bizarrement lourd pour un pantalon rempli de chiffons.
C’est à ce moment-là que la femme hurle, elle hurle comme une torturée.
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