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Ukraine : le reportage exclusif de Thierry Birrer

Le reporter soissonnais Thierry Birrer était en Ukraine du 16 au 23 mars pour couvrir l’invasion russe et la situation des réfugiés.
Il y est de nouveau du 30 mars au 6 avril. Il livre un reportage exclusif pour le Vase Communicant.

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La société dans tous ses travers : devant une publicité vantant les mérites d’un proche fastfood à la frontière à Krakovets', cette famille quitte à pied l’Ukraine en passant devant des toilettes installées par les autorités ukrainiennes afin de répondre aux besoins des réfugiés. © Thierry BIRRER

40 ans de photo-reportages sur tous les fronts, des Balkans à la Syrie pour ne citer que ceux-là, Thierry Birrer est le témoin d’un nouvel exode d’une population, celui de la population ukrainienne chassée par l’invasion russe. L’auteur – reporter soissonnais est en effet parti le 16 mars à la frontière polonaise puis moldave. Il travaille pour deux médias étrangers afin de rendre compte de la situation des réfugiés, avec un reportage sur les check-points plus précisément. Thierry a aussi avancé en Ukraine, à l’Ouest du pays, dans le but de « reporter » comme il dit, sur la situation éducative et la défense passive dans les oblasts (NDLR : régions) de Lviv, Ivano-Frankivsk et Odessa. Habituel voisin de la rédaction du Vase Communicant, rue des Cordeliers à Soissons, c’est en photo-reporter de guerre équipé de son gilet pare-balles et son casque « press » qu’il présente son reportage en exclusivité aux lecteurs soissonnais. Un roadbook de 105 pages en poche pour avoir toutes les cartes des oblasts et pouvoir s’orienter sans GPS, sans téléphone et sans électricité, Thierry Birer partage ses rencontres et expose le contexte catastrophique de l’Ukraine en guerre, à l’heure du bouclage de ce journal le 24 mars.

Au poste frontière de Krakovets', une file interrompue de réfugiés ukrainiens dont plus de la moitié sont des enfants viennent d’être déversés par deux bus en provenance de Lviv où sont dans un premier temps regroupés ceux qui fuient des zones de combat. Quasi exclusivement des femmes et des enfants. Plus de la moitié ont moins de 15 ans. Aucune photo ne rendra l’ambiance de Shehyni, Mostyska ou Krakovets', trois bourgades frontalières de l’ouest de l’Ukraine parmi les dizaines qui depuis le 24 février reçoivent des centaines de milliers d’Ukrainiens qui fuient l’invasion et les bombardements. Cet exode est massif, certes, mais surtout particulièrement silencieux. Des milliers de gens, dont largement plus de la moitié d’enfants, piétinent en silence. Des centaines de voitures, des dizaines de camions et des cars s’enchevêtrent sans un seul coup de klaxon. Des heures en silence. A attendre un sandwich, à attendre un bus, à attendre un contrôle, à attendre à la frontière, à attendre un tampon, à attendre la paix. Debout, dans le froid (la température n’a pas dépassé 6° aujourd’hui). Debout à tourner en rond. Et surtout en silence. © Thierry BIRRER

Sur la route de Lviv à Vinnytsia, de la frontière à l’Ouest jusqu’au centre de l’Ukraine :

« Aujourd’hui, ce fut une journée avec des hauts et des bas. Enfin, avec des moments d’une certaine tension et d’autres d’une tension… certaine. Parce que mon assistante ukrainienne à Ivano-Frankivsk a chopé le Covid (oui, c’est un vrai sujet en Ukraine dont plus personne ne parle), j’ai changé mes plans (en prenant le plan C prévu avant de partir). Direction l’Est du pays. En conséquence, j’ai quitté mon logement d’Ivano-Frankivsk alors qu’il était prévu que j’y passe deux jours. Anastasiia a pleuré (NDLR : l’hébergeuse, ange-gardien de Thierry dans cette ville). Non pas parce qu’elle perd une nuitée (dès mon arrivée, j’ai payé les deux nuits et rien demandé en retour – ma façon à moi d’être solidaire du malheur ukrainien) mais parce que, dit-elle, ma présence avait évité l’alerte nocturne. Anastasiia était persuadée que j’avais amené la paix. Non mais ! Aussi quand je lui ai dit “Je pars pour Vinnytsia”, elle a pleuré. Voilà bien ce que c’est qu’une guerre : il n’y a nul besoin de voir une bombe, d’être dans une zone en combats pour être très affecté. J’ai quitté les lieux encore plus vite parce que j’ai senti que de la voir pleurer allait me mettre dans le même état.

Je suis parti 300 km à l’Est. Sachant que j’étais déjà à près de 200 km dans les terres, ça donne la taille du pays puisque Vinnytsia est encore à 400 km de Kyiv (NDLR : Kiev). Ce faisant, j’ai utilisé les routes bituminées les plus pourries qu’il m’a été donné de prendre en 40 ans de reportage. J’ai eu d’énormes frayeurs, pensant perdre à plusieurs reprises un ou plusieurs amortisseurs. La taille des nids de poule sur les routes nationales est ahurissante. Ce qui pose déjà le problème de l’état des routes dans peu de temps puisqu’avec trois millions d’Ukrainiens en moins dans le pays, l’entretien des chaussées ne va pas être la priorité de l’état avant des années. Je n’ai pas crevé, peut-être parce que les pneus étaient neufs. C’est bon, ils ne le sont plus. Je ne le suis pas plus, neuf, puisque ce soir, j’en suis à 2 530 km au compteur en… trois jours exactement (mercredi 19h10 à Soissons, samedi 17h50 à Tultchyn en Podolie – séquence géographie).
Sur la route, j’ai passé des check-points. Toutes les tailles, tous les modèles et c’est parfait puisque c’est le sujet de mon article pour le Frankfurter Allgemeine (NDLR : l’un des trois quotidiens allemands les plus lus pour lequel Thierry fait ses reportages). Je ne les ai pas comptés (des dizaines et des dizaines). Et sur ces check-points, tout ce que la planète compte d’olibrius qui se sentent des velléités de chef de guerre. Le plus con : celui qui ne veut pas que je passe parce que la France ne fait rien pour aider l’Ukraine. Le plus humain : celui qui tient absolument à me serrer dans ses bras parce que j’ai le courage de venir dans sa campagne raconter au monde ce qui se passe en Ukraine. Le plus drôle : celui qui me demande très sérieusement quelle arme j’ai prise avec moi pour continuer vers Odessa. Le plus soûl : celui qui veut que je partage avec lui un verre de vodka. Le plus stupide : celui qui me demande d’ôter le GPS “parce qu’un smartphone prend des photos” mais pas pour la GoPro. Et tout ça sans aucun mandat officiel. Toutes ces personnes vous contrôlent à longueur de champ et vous font ouvrir votre coffre. Bref, la vie dans toutes ses facettes.

Sur la place centrale de Trostyanets’, un monument commémore la mémoire des soldats de la commune tombés dans le Donbass depuis 2014. Vingt hommes de 23 à 56 ans, tués au front en 2014, 2015, 2016, 2017, 2018, 2019, 2020. Le monument date de fin 2020. Pour les habitants de Trostyanets’, la guerre n’a jamais cessé. © Thierry BIRRER, Trostyanets’, 20/03/2022.

J’ai également croisé des gens en pagaille qui fuient du nord-est vers l’ouest (d’où je viens) et le sud (où je vais demain). Identifiés très souvent par la signification “enfant” en ukrainien sur le pare-brise. En passant de la campagne profonde au cœur des villes, Lviv et Ivano-Frankivsk hier et Vinnytsia aujourd’hui, respectivement 750 000, 240 000 et 400 000 habitants, je passe du noir au blanc. La guerre est omniprésente en campagne (alors qu’il n’y a pas un soldat russe à moins de 200 km) et semble ne pas exister au cœur des villes. On déambule, on vadrouille, on boit aux terrasses, on s’aime. Et pas un check-point une fois dans la ville. Alors qu’au cœur de certains villages, il y en a plusieurs. Dans les moments un peu particuliers, je retiens en fin de matinée l’alerte à rejoindre les abris à Terebovlia (15.000 hab.) où personne ne semble s’en préoccuper. J’interroge une dame police qui me répond : “Il y en a souvent du fait d’une base aérienne militaire dans les parages. Au début, les gens quittaient les rues. Comme il n’y a jamais eu une bombe, les gens font confiance à la défense anti-aérienne et ne s’en soucient plus”. Bon, et moi ?…. Je suis resté dehors. J’ai filmé pour pouvoir montrer la séquence lors de mes interventions en milieu scolaire.

Dans les moments encore plus particuliers, je retiens le survol de ma voiture durant une dizaine de secondes par un hélicoptère à un moment où je me trouvais au milieu de nulle part avec un véhicule tous les quarts d’heure. Il n’a pas tiré, j’en déduis qu’il était ukrainien. D’ailleurs, deux-trois minutes plus tard j’ai été survolé par un Mig 29 ukrainien en rase-motte absolu puisqu’à même pas 25 m de hauteur. J’ai pu voir le pilote parce qu’il longeait l’endroit où je m’étais arrêté. Là, j’avoue ça déchire les tympans et ça laisse un peu sonné.

Au sud de Vinnytsia, ce qui dénote, ce sont les stations-service fermées. Fermées parce que vides. Certaines n’ont plus que du diesel. Ou plus que de l’AdBlue. Dans ce cas, pour que les automobilistes comprennent bien, les pompes sont emballées, comme l’étaient les panneaux routiers hier. Ce qui manque quasiment partout, c’est le 95 SP – E10. Je pense que j’ai été très avisé de prendre une réserve de 60 litres. La surprise du soir, c’est le lieu où je loge. Pas un chat nulle part pourtant la ville compte plus de 15 000 habitants. Peut-être parce que l’on n’est qu’à 50 km de la 14e armée russe basée en Transnistrie. Étonnamment, on ne parle que russe dans l’établissement.

J’y suis seul avec deux familles qui ont fui Kyiv et qui se sont installées là parce qu’elles ont de la famille dans la région. Une des deux mamans, Eleanea, est venue me remercier d’être venu là pour raconter ce qui se passe. Elle n’avait jamais vu de voiture française en Ukraine. Son mari est venu me serrer la main. Je ne sais quoi dire. Trop d’émotions. Il est peut-être temps que je rentre. »

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