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L'art de voyager

Un voyage à l’étranger, dans un pays exotique ? Ce n’est pas encore possible dans la réalité ; le Vase des Arts remplace alors la réalité par un récit de voyage. Commentaires denis.mahaffey@levase.fr

La douzaine de cavaliers sur des chevaux abondamment harnachés tournent le dos aux spectateurs et s’éloignent au petit galop sur la terre aride d’été. Trois cents mètres plus loin, ils tirent sur les rênes pour arrêter leurs montures et les remettre dans l’autre sens, dans un tumulte de sabots levés, de jambes pliées, de troncs courbés, et se lancent à plein galop vers le point de départ, robes, burnous, écharpes et keffiehs voletant au vent qu’ils soulèvent. Chacun brandit un fusil long comme un mousquet, agrippé à mi-longueur pour avoir l’index sur le déclencheur et, en s’approchant, ils baissent le canon et commencent à tirer au-dessus de la tête des spectateurs.

Au premier rang de la foule, mon corps réagit convulsivement, plus au bruit des tirs qu’au danger d’une balle perdue, et j’essaie de me cacher derrière Julienne, seule femme dans la foule, seule à avoir une chaise. Il y a quelques sourires devant ma panique, c’est tout. Le spectacle terminé, les mains serrées partout, nos hôtes nous laissent reprendre notre chemin.

 * * *

La guerre d’Algérie à peine terminée, le pays tout juste indépendant, nous étions trois à le traverser d’Est en Ouest, de la Tunisie au Maroc : Roger, professeur de mathématique au lycée Sadiki à Tunis, Julienne, professeur agrégée d’allemand au lycée Français, et Denis, professeur d’anglais au lycée de Jeunes Filles de Radès, dans la grande banlieue sud de Tunis. Nous étions partis en fin d’année scolaire dans la Renault Dauphine de Roger, pour regagner la France par la côte du Maghreb et l’Espagne. Julienne reprendrait son poste à la rentrée, Roger et moi avions quitté les nôtres.

Quel accueil nous attendait, nous nous demandions en atteignant la frontière tuniso-algérienne. Fallait-il être prudents, devais-je être notre porte-parole, ayant l’avantage de ne pas être français ? Presque un million de Français avaient fui l’Algérie dans un chaos de fin de guerre, et nous, nous allions arriver en goguette.

En voyant les passeports de Julienne et de Roger, le garde-frontière a souri. « Français ! »  Ils étaient les bienvenus. Un Irlandais l’intéressait moins.

La réaction s’est confirmée à chaque contact, passager ou plus soutenu. Etre français de passage conférait un statut, suscitait un intérêt, générait une chaleur. « Tu viens de quelle ville ? » « Qu’est-ce vous faites dans la vie ? » « Comment tu trouves l’Algérie ? »

Abonnés aux auberges de jeunesse, nous avons été accueillis chaque soir avec enthousiasme.

Près de Béjaïa, qui avait été Bougie avant l’indépendance, le personnel de l’auberge nous a proposé, à cause de la chaleur écrasante, de déménager les lits de camp et de dormir avec eux sur la plage, sous les étoiles foisonnantes, brillantes.

Parfois, les auberges citées dans le guide n’existaient plus, ou n’étaient pas ouvertes. Ne trouvant pas celle d’Alger, nous avons repris la route côtière. A l’entrée et à la sortie de Mers el-Kébir, encore sous administration française, nous avons été contrôlés par des gendarmes français. Plus loin nous avons vu le bâtiment indiqué sur notre guide comme auberge de jeunesse.

Le gérant nous a reçus. « L’auberge est en travaux. Mais vous pouvez rester la nuit, si vous voulez. Je ne serai pas là mais je vous verrai demain matin. »

Nous avons dormi par terre dans deux de la dizaine de petites chambres vides autour d’une cour. Le gérant a cadenassé le grand portail sur la route en partant.

Au milieu de la nuit une voiture s’est arrêtée, quelqu’un a cogné sur le portail, il y a eu des cris. Puis le silence, la voiture est repartie.

Julienne n’avait pas été éveillée. Nous avons été inquiets devant cette tentative d’intrusion (des amis du gérant, des voyageurs égarés comme nous ?), mais notre insouciance fondamentale a vite gommé l’incident. Le cadenas a tenu, pourquoi revenir sur une éventuelle agression, ou pire ?

Le matin nous nous préparions à partir lorsque le directeur est arrivé et a insisté pour servir un petit-déjeuner sur le toit-terrasse de l’auberge. C’était enfin clair : il allait tirer son profit légitime de ces rafraîchissements. Tartines grillées, beurre, confiture, café. Nous sommes allés le chercher pour annoncer notre départ. « Combien nous vous devons ? » Il nous a regardés. « Rien du tout, je vous ai dit que l’auberge est fermée. » J’ai noté l’adresse, afin de lui dire notre gratitude par courrier. J’étais jeune et irresponsable : ce n’est qu’ici, enfin, que je rends hommage à cet hôte.

Ce jour-là nous sommes passés par Tipasa, ses traces romaines, sa lumière. Roger et Julienne parlaient de Camus, et quand enfin j’ai lu Noces à Tipasa j’ai compris ce que nous avions senti. « Qu’est-ce que le bonheur sinon l’accord vrai entre un homme et l’existence qu’il mène ? » a-t-il écrit et, le temps de la visite, nous avions été heureux.

Il y a eu d’autres moments mémorables. Un jour, près de Tizi-Ouzou, alourdis par la chaleur d’après-midi, nous avons arrêté la voiture et sommes partis en courant à travers une longue plage vide vers la mer. La sensation d’eau sur le corps a été au-delà de nos attentes. La plage n’offrait ni abri ni cachette, et Roger a saisi l’occasion de se soulager dans l’eau. Julienne, nageuse médiocre, s’est approchée dans une tempête d’éclaboussures, et nous avons dû faire dévier sa route, de peur qu’elle ne se trouve nez à nez, ou pire, avec ce qui se balançait sur les vagues méditerranéennes.

Mais c’est la rencontre des Algériens qui nous a marqués, nous a réconfortés. Le cas le plus public, le plus officiel a été l’invitation par des notables à assister à la fête du village, et à la fantasia, simulation traditionnelle d’un assaut militaire. Une chaise a été apportée pour Julienne, seule femme présente. C’est donc derrière elle que je me suis abrité quand les balles ont commencé à siffler. Digne Français, digne Française, Roger et Julienne y ont fait face sans broncher.

Comment expliquer ces relations ? Le pouvoir colonial ayant été évincé, les Français battus et expulsés, les Algériens ont-ils retrouvé, chez de simples voyageurs passant sur leurs terres, de précieux liens de langage, de références, de culture ?

Nous avons traversé la frontière marocaine. Je ne suis jamais retourné en Algérie ; seules restent des images, et la douceur d’une réconciliation après le conflit.


Mes remerciements à Fatma Bel Hadj Hamida, mon élève au lycée de Radès, devenue Professeur de Biophysique à la Faculté de Médecine de Tunis, et qui a fourni des informations sur le phénomène de la fantasia, qu’elle appelle aussi « Tir de joie » ou « Zigara ».

Photo : Internet

[29/10/22  Correction d’une erreur : le territoire restant sous administration française jusqu’en 1968 était Mers el-Kêbir.]

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