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Entre la vie et la mort

Publié
il y a 3 ansle
par
Denis MAHAFFEYL'art de voyager

Au printemps, le vide dans la vie culturelle publique venant du confinement avait mené cette chronique à inclure des articles dans lesquels le chroniqueur sortait de l’ombre journalistique conventionnelle. Des lecteurs ont apprécié, et la convention sera occasionnellement enfreinte.
Commentaires : denis.mahaffey@levase.fr
Un pont, que je n’ai jamais vu, relie aujourd’hui la Suède au Danemark, de Malmö à Copenhague. Je traverserai un autre, celui qui part du présent vers le passé.
Seul en voiture je rentrais en France après un mois en Pologne, par un itinéraire pour le moins indirect. Dernière image polonaise : de nuit et sous une fine pluie sur le port de Świnoujście, les formalités de départ mémorables, dont le passage sous ma Mini de miroirs montés sur des roulettes, pour détecter la présence de passagers clandestins.
Le lendemain matin j’ai débarqué à Ystad (devenue célèbre depuis que l’inspecteur fictif Wallander y éucide ses cas), en route pour Malmö où j’ai passé deux jours.
Au lieu de prendre le ferry direct pour la traversée à Copenhague, j’avais envie d’une route aux échos littéraires. Je remonterais la côte jusqu’à Helsingborg, d’où un bateau m’amènerait à Elseneur devant le château de Hamlet. La traversée a été rapide, et décevante : au lieu d’un amas de tours moyenâgeuses à mâchicoulis percées de meurtrières, où les fantômes se sentiraient chez eux, un grand bâtiment Renaissance surmonté de tourelles fantaisistes était planté comme un gâteau.
J’ai donc pris la corniche vers Copenhague. Le soleil brillait, je me suis arrêté en route, j’ai pris mes affaires de bain et je suis descendu sur les rochers le long de la mer.
Beaucoup de Danois avaient eu la même idée, et ils se baignaient ou prenaient le soleil. Tous blonds, toutes blondes à la peau claire. Quelques femmes, assises ou allongées, avaient les seins nus. « Mais oui, nous sommes en Scandinavie » ai-je pensé, en panoramiquant discrètement, comme une caméra.
J’ai mis mon maillot et je suis entré dans l’eau. Je nageais tranquillement à la brasse.
Je n’étais ni triste ni joyeux, content de voyager, c’est tout, d’être détaché de tout ce qui était familier, de tous ceux qui me connaissaient. J’ai décidé alors de m’éloigner de la côte en direction de la Suède. J’ai nagé. L’éloignement, la solitude, l’accumulation d’expériences nouvelles dans l’étrangeté d’un pays de l’Est : pourquoi ne pas en tenter une nouvelle, existentielle celle-ci ? Mais sans solennité, avec légèreté.
Si je continuais à nager jusqu’à épuiser mes forces, donc sans la possibilité de revenir, je sombrerais comme un chapeau de paille imbibé d’eau qui coulerait enfin. Personne ne remarquerait mon absence. Mes proches ne savaient même pas dans quel pays je me trouvais.
Je nageais. Je nageais, serein, amusé même. La décision de faire du sur-place, puis de me retourner dans l’eau et nager vers la côte, a donc été le choix de la vie.
Je n’ai pas oublié ce choix intime entre la mort et la vie. Mais en le revisitant ici, ayant repris le pont du passé au présent, je souris devant ce jeune homme. Le choix, fait dans la mer entre deux pays, je le considère maintenant non pas existentiel mais comme un geste romantique. Mourir noyé, quel destin tragique… quelle classe !
Je suis sorti de l’eau, me suis essuyé et habillé, j’ai repris la voiture et me suis dirigé vers Copenhague, où j’étais attendu.
[Ce texte a été écrit pour le collectif Scribus, sept.2020.]

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L'art du conte

Avant le commencement de la saison 2023, une réflexion
sur le pouvoir de l’imagination humaine.
Le Calife, trompé par son épouse, décida de se venger des femmes en prenant chaque nuit une vierge qu’il fit égorger le matin. Une de ces femmes, Shéhérazade, devint sa dernière épouse en lui racontant, la nuit des noces, une histoire qu’elle interrompit à l‘aube. Le Roi eut tant envie d’en connaître la suite qu’il différa son égorgement d’une journée. Elle lui confia alors la fin de l’histoire… et commença une autre. Après mille et une nuits, le Calife l’épargne et elle fut ainsi sa dernière épouse.
La vraie vie étant pleine d’imprévus sans suite ni forme, les êtres humains sont attirés, comme des phalènes autour d’une chandelle, par des histoires dont le début provocateur, le milieu palpitant et la fin heureuse satisfont un besoin profond.
Pour les enfants, il s’agit des histoires que lisent ou racontent chaque soir les parents. L’égorgement n’étant pas à l’ordre du jour, les rideaux du sommeil se tirent tout seuls sur les yeux de leurs enfants.
°oOo°
Les pages de papier épais, rêche comme du carton bouilli, s’effritaient aux bords, ne tenaient à la couverture que par quelques fils. Avant de nous envoyer au lit, mon frère et moi, ma mère sortait ce livre. Nous étions dans la pièce qui nous servait de séjour, de salon, de bureau, de salle de jeu ; nous dormirions dans une des deux chambres louées à l’étage. La famille propriétaire occupait le reste de la maison. Nous avions été évacués au bord de la mer. Mon père nous rejoignait du vendredi soir au lundi matin.
Elle s’installait dans un fauteuil, ou plutôt se perchait sur le bord. Nous nous calions autour, moi si près que je la gênais, en exerçant mes droits de cadet.
Elle sortait aussi son tricot, et ses doigts partaient dans une course folle dont ma mémoire s’émerveille encore. Elle ne s’arrêtait que pour tourner la page.
C’était un recueil de contes de fée. Ils n’étaient pas longs, mais l’histoire n’était jamais abrégée. Cendrillon allait trois fois au bal, la sorcière venait trois fois tenter Blanche-Neige.
Ma mère nous en lisait plusieurs chaque soir, en terminant par le préféré de mon frère, Jacquot tueur de géants, et le mien, Petit Poucet. Puis nous montions au lit.
Nous connaissions ces contes par cœur : nous n’aurions pas pu les réciter, mais nous suivions mot à mot. Parfois elle essayait de faire l’économie d’une péripétie, mais nous protestions. C’était cette répétition qui nous rassurait dans un monde inquiétant : l’ordinaire menaçait, mais le fantastique restait familier.
Un jour, dans la terre sableuse du chemin derrière la maison, j’ai construit avec des allumettes et du fil de coton un enclos de la taille d’un petit mouchoir. A l’intérieur j’ai placardé un bout de papier sur lequel ma mère avait accepté d’écrire « Entrée interdite ». Un garçon qui passait avec ses amis, voyant la pancarte, a donné un coup de pied au tout. La leçon m’a interloqué : le pouvoir des mots que nous reconnaissions dans les contes ne s’exerçait pas dans la vraie vie.
°oOo°
Mais arrêtons-nous un moment ! Une question s’impose : lisez-vous encore ? Etes-vous pris par ce qui se raconte sur le recueil et son contexte, la pancarte affichée dans mon enclos ? Ou êtes-vous passé à autre chose, à lire ou à faire ? Si vous êtes parti, alors le sortilège qu’essaient de tisser les mots a échoué.
Pour la conteuse Schéhérazade le danger était autrement aigu. Si l’attention de son époux venait à flancher, elle mourrait. Mais le vrai dilemme pour le Calife se posait à l’aube, quand elle s’arrêtait, interrompant sa jouissance. Il aurait pu l’étrangler (il se connaissait en violence conjugale). Mon frère et moi nous serions sentis trahis si ma mère nous avait fait cela, l’aurions boudée quand elle montait nous border.
Seulement, sa vengeance habituelle aurait privé le Calife de la suite de l’histoire, et il ne pouvait pas s’en passer. La nouvelle jouissance qui attendait faisait accepter l’interruption de l’ancienne. Le pouvoir du pourtant tout-puissant Calife cédait devant la parole. Il tenait tout sous sa coupe, sauf les parcelles de mots que lui accordait Schéhérazade.
Tirez-en votre conclusion – si toutefois vous lisez encore.
[Ce texte est paru sous une autre forme dans Marque-page Soissons en 2010]
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Abraham : une histoire d’épouvante

Publié
il y a 7 moisle
28 octobre 2022par
Denis MAHAFFEYL'art d'inquiéter
Le Vase des Arts cède au culte de Hallowe’en, la Veillée de la Toussaint, héritier de la lointaine fête gaélique du Samhain. Les Irlandais fuyant la Grande Famine du 19e siècle l’ont emportée avec eux aux Amériques, où ses traditions se sont enrichies et commercialisées. Cet aimable dévergondage, arrivé en France vers la fin de dernier siècle, autorise tout un chacun à se travestir en sorcière, diable ou même zombie. Faire peur est le mot d’ordre.
Voici donc un conte de circonstance, déjà paru dans L’Echange d’Exergues, où Martine Besset et Denis Mahaffey échangent de courts écrits liés par le fait de choisir, dans le dernier texte de l’autre, une phrase ou quelques mots qui donneront un ton, une couleur au nouveau texte. C’est l’« exergue », citation placée sous un titre de livre ou de chapitre.
Alors… il était une fois…_________________________________________________________________________________________________________
Dans les années ’50 les Néerlandais ont fermé l’accès à la Mer du Sud, l’ancienne Zuyder Zee, petit pendant à la Mer du Nord. Aujourd’hui c’est un vaste lac intérieur d’eau devenue fraîche. Une des petites plages aménagées sur son bord, entourée d’immeubles bas, est le lieu de cette histoire.
Les fêtes habituelles sont célébrées aux Pays-Bas ; d’autres traditions leur sont propres. Les anniversaires en particulier sont très fêtés – les membres de la famille et les proches vont jusqu’à se féliciter mutuellement.
A cinquante ans, un homme reçoit le titre d’« Abraham », pour marquer la sagesse qui désormais le caractérisera. Un addendum fait qu’à la même échéance une femme devient « Sarah ». La fête d’anniversaire est plus grande, pouvant durer deux jours.
Je me promenais un jour d’été sans soleil sur le chemin pavé entre la petite plage et les immeubles quand j’ai aperçu quelque chose devant moi qui m’a fait vite détourner la tête : je ne voulais pas avoir l’air de scruter de près la femme assise sur une chaise de plage face à moi, sous l’abri du balcon du premier étage, les pieds sur un petit tabouret, et étrangement immobile. J’ai agi par discrétion, mais aussi parce qu’un petit spasme nerveux, ou de peur, venu de je ne savais pas où, m’a traversé.
J’ai continué ma promenade, m’engageant sur un sentier le long du lac, puis suis revenu sur mes pas pour rentrer. En m’approchant d’elle dans l’autre sens, j’ai vu que la femme n’avait pas bougé d’un millimètre. Elle portait un bonnet de laine, une grosse écharpe, un manteau épais, des gants, des lunettes noires, et elle avait une couverture sur les genoux.
Cette fois j’ai remarqué deux détails à filer la chair de poule. La peau du visage était anormalement lisse et luisante, et des chambres à air, comme de longs ballons, tenaient ses bras à distance du torse.
Une grande brûlée, ai-je conclu, qui ne pouvait pas bouger sans souffrir, et que ses proches avaient installée dehors pour maintenir un lien avec le monde pendant sa lente guérison, ou en attendant de mourir.
Avec un frisson d’aversion, j’ai quitté la plage pour rentrer dans la maison où je passais la semaine. J’ai dit deux mots sur ce que j’avais vu, et ai vu les autres échanger un regard. A table, je suis resté préoccupé par la vision de la brûlée, n’écoutant pas la conversation, sauf à comprendre qu’ils parlaient des « Abraham » et des usages qui les accompagnaient .
Dans la soirée j’ai décidé de retourner à la plage, sans rien dire à personne. La lumière commençait à s’affaiblir, mais la femme y était encore, dans son fauteuil, pieds sur le petit tabouret, lunettes noires empêchant les passants de savoir si elle ne les dévisageait pas.
M’abritant à moitié derrière le bord d’un immeuble proche, j’ai contemplé d’un œil la pauvre créature, comme je l’appelais intérieurement. Fixe, immobile, comme si la vie l’avait déjà quittée – c’était peut-être le cas, alors que son entourage, pris par autre chose, n’allait descendre la rentrer qu’au crépuscule (« …la pauvre, elle veut tellement rester dehors, ne pas être enfermée »). Ils risquaient de la trouver raide morte dans son fauteuil, ses pieds rigidifiés sur le tabouret.
Je l’ai regardée une dernière fois, un mélange de compassion et de répulsion m’opprimant la poitrine, et suis rentré me coucher.
La nuit a été fiévreuse : la brûlée me hantait, apparaissant et disparaissant, venant près de moi, s’éloignant. J’essayais de rester éveillé, mais le sommeil m’a repris, et elle était là à nouveau, s’approchant, tendant la main comme pour me frôler. En faisant un geste brusque pour l’éloigner, j’ai touché sa main et j’avais la sensation d’avoir plongé mes doigts dans une confiture. Elle s’est retirée. Pendant un dernier bref temps de demi-sommeil, j’ai revu la femme, debout, souriante. Elle a redressé les mains pour… enlever ses lunettes noires. J’ai commencé à crier, sans arriver à faire un bruit, la gorge vide. Elle a pris les deux branches entre les doigts. Et je me suis éveillé en sursaut, et en sueur. Je n’osais même pas respirer, de peur de la voir ressurgir, non pas en rêve mais en chair et en os. Enfin j’ai eu le courage d’allumer. J’ai pensé à elle, à son terrible sort. Vers l’aube, j’ai même pensé offrir de rester auprès d’elle, pour ne pas la laisser souffrir seule. Consacrer même ma vie à soigner les souffrances du monde. Au lieu de laisser les familles s’en sortir en parquant les mourants dehors, ou dans un mouroir institutionnel. Je trouverais le courage de monter une croisade pour mettre fin à de telles souffrances atroces. Je serais leur sauveur en raccourcissant leur calvaire. Peu importerait mon sort, même la prison à vie.
Je suis descendu tôt me faire un café. Dans la cuisine, déjà, un des dîneurs de la veille. Il me regarde : « T’as pas l’air très frais » « Tu sais, j’ai pensé toute la nuit à cette pauvre femme dont j’ai parlé hier. La brûlée. » Il a éclaté de rire. « Mais t’as pas écouté ce que nous disions. C’est manifestement ce qu’on appelle une « poupée Abraham » – plutôt « Sarah » puisque c’est une bonne femme. T’as pas écouté Liesbeth ? Avant, on donnait à la personne un gros biscuit au beurre, le speculoos, en forme d’Abraham. Maintenant, on prépare un mannequin grandeur nature qu’on habille et expose. »
« Oui, c’est ça, je sais, je sais. Seulement j’en ai fait un cauchemar », et j’ai ri. Heureusement que je n’avais pas évoqué la vocation de sauveur à laquelle j’allais me dévouer dès le petit déjeuner.
J’ai simulé un calme bienveillant dans la cuisine, mais… « Je m’promène un peu. » « Tu vas pas aller t’apitoyer sur un tas de vêtements d’occase, quand même ? » J’ai ri, j’ai mis un pull et mes chaussures, et je suis sorti dans la rue. Là j’ai commencé à courir, la poitrine brûlant de furie. On verrait ! Je n’étais pas un clown !
J’arrive à la plage, prends le chemin qui la contourne, et là, me narguant, la « brûlée » encore étalée sur son fauteuil, pieds au tabouret, lunettes en place, chambres à air protégeant ses membres.
Comment ne pas m’en être aperçu ? Des rangées de fanions sont accrochées en haut du coin où cette poupée est installée. Les chambres à air font partie d’une guirlande de longs ballons colorés.
Une méprise donc, mon trouble, ma répulsion presque nauséeuse, mon effroi nocturne. Surtout ma décision de me dévouer dorénavant à alléger les maux de l’univers. Risible.
Furibard. Je m’approche de la poupée Sarah. Je voudrais arracher de son masque les lunettes qui m’ont fait agir avec une discrétion ridicule, mais je me penche, je saisis les deux pieds sur le tabouret et fais basculer toute l’installation. La couverture tombe, les deux jambes se plient comme si elle se débattait, et je reçois un coup, bizarrement lourd pour un pantalon rempli de chiffons.
C’est à ce moment-là que la femme hurle, elle hurle comme une torturée.
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Du côté de la lumière – une histoire de vie et de mort

Publié
il y a 2 ansle
10 septembre 2021par
Denis MAHAFFEYL'art de la mémoire
Les voyages étant devenus une rareté depuis un an et demi, il faut se souvenir de ceux du passé, en attendant de partir en voiture, monter dans un train ou un bateau ou, comme dans ce récit, prendre l’avion. C’est une histoire où la mort frôle, o légèrement ! la vie.
La nuit tombait sur l’aéroport de Bahrein. Après avoir roulé au sol jusqu’au bout de la piste, l’avion Bombay-Amsterdam de Kuwait Airways attendait son signal pour repartir. J’avais pu débarquer avec les autres passagers et passer dans l’aérogare, reflet en blanc d’un palais arabe, aux arches qui s’élançaient au dessus des comptoirs d’enregistrement et boutiques.
Enfin – le temps se fige comme une provocation dans cette situation – les moteurs sont montés en puissance. Tout vibrait, les sièges, les compartiments à bagage au-dessus de nos têtes, comme si une force extérieure secouait le fuselage.
C’était avant l’époque des tablettes tactiles individuelles au dos de siège devant chaque passager. Un seul film serait projeté sur des écrans au plafond au dessus des couloirs. Mais les sièges était pourvus d’écouteurs et d’une panoplie de chaînes audio. Mon goût exclusif pour la musique classique avait été fracturé par un ouragan intérieur, celui même qui avait mis mes pieds sur le chemin des Indes. J’en revenais, habillé de rouge, d’ocre, de rose, d’orange, les couleurs de l’aube selon le maître dont l’image était accrochée à mon collier de perles en bois.
J’ai choisi une chaîne rock, car si l’avion s’écrasait – une possibilité qui m’avait toujours inquiété mais qui me titillait à présent sans plus – je voulais avoir de bonnes pulsations dans la tête.
L’avion est parti sur la piste, toute l’énergie qu’il contenait convertie en poussée, écrasant chaque passager contre son dossier. Il roulait de plus en plus vite, les irrégularités de la piste sensibles comme des pavés sous un vélo. Je vivais la puissance, la tension transmise par le corps, et la voix de mon co-belfastien Van Morrison, haut perchée sur la basse pilonnante, qui chantait
From the dark end of the street,
To the bright side of the road.
Les cahotements allaient se lisser quand l’avion prendrait son envol, soudain aérien comme un oiseau. Il passerait de l’agitation terrestre à la quiétude des airs, les moteurs se calmant jusqu’à un bourdonnement de fond.
Soudain, cette séquence a été interrompue.
Une détonation a fracturé le passage au décollement, suivie instantanément par le couinement des freins. La ceinture de sécurité me retenait en place, alors que l’avion a été ballotté dans tous les sens puis, sans changer de direction, s’est arrêté.
Par le hublot j’ai vu une rangée de camions rouges le long de l’aérogare démarrer déjà en notre direction. Dans le silence de la cabine, vite remplacé par un brouhaha de voix, j’imaginais leurs sirènes.
Un pneu avait éclaté, nous avons appris. Nous descendrions et attendrions dans le terminal. Nous avons quitté l’avion par une échelle à côté du pneu crevé, grand comme un autobus à impériale.
Debout dans le bus, j’ai fait la connaissance d’une jeune mère anglaise, accompagnée par deux enfants. Elle rentrait de l’Orient, et son mari suivrait. Elle était remuée, au point de me confier sa philosophie, basée sur le… « rock’n roll », c’est-à-dire, pour résumer en un mot, anti-bourgeoise. Pour elle, même l’Univers était fondé sur ce principe. «Regarde l’Espace qui nous englobe tous», et elle s’est penchée pour me le dire sotto voce – «plein de roches roulantes, c’est le rock’n roll, tu vois ?»
Nous avons passé la nuit dans l’aérogare, qui s’est remplie progressivement de voyageurs, continuant à affluer alors qu’aucun avion ne pouvait décoller. Il y avait un ressentiment palpable envers nous qui étions incriminés par notre relation à l’avion accidenté.
Un Anglais m’a toisé, m’a posé une question et, en entendant mon accent, a dit «Je m’étonne qu’un homme de l’Ulster» – province irlandaise qui a la réputation d’être la plus sérieuse, travailleuse de l’île – «ait pu s’attifer avec ces accoutrements vestimentaires et croyances farfelues.» J’ai accueilli ses remarques avec un grand sourire bienveillant, pour démontrer mon état de grâce et, plus perfidement, comme la meilleure façon de le frustrer.
Le matin nous sommes partis pour l’Ouest dans un autre avion de Kuwait Airways. Détendu dans mon siège, j’ai vécu une seconde fois le décollage. Rock’n roll ou chant polyphonique Renaissance dans les oreilles ? Malicieusement, la mémoire ne l’a pas retenu.
Ce qui a résisté au passage du temps est la soudaine conscience, alors que la vie vibrait de toutes ses forces, que la mort avait frôlé la piste d’aéroport puis s’était retirée… cette fois-là. La lumière et le noir, comme dans la chanson de Van Morrison, se touchent.
Commentaires à denis.mahaffey@levase.fr