Les galeries d’art retiennent parfois, pour ceux qui les fréquentent, une ombre de ce qui y a été exposé par le passé, laissent une image antérieure sur la rétine. Des sous-couches picturales qui ne parasitent pas les nouveaux tableaux sur les murs, mais les intensifient : Regardez nous bien, bientôt nous ne serons pas là, nous serons remplacés, il ne restera de nous qu’un catalogue dans les archives et, au mieux, un écho derrière les pas de ceux qui nous scrutent et qu’entendront ceux qui les suivront.
A l’Arsenal de Soissons, comment consigner à l’oubli les intérieurs de Gilles Marrey, qui invitaient le spectateur à entrer, comme chez lui ? Ou le sol du réfectoire de Saint-Jean-des-Vignes plein de lumière, recouvert des sacs d’hôpitaux militaires peints par Daniel Chompré, comme un caravansérail du désert ?
Gérard Fromanger, dont la mort a été annoncée, y a déposé la mémoire de ses couleurs vives, avec une dominante rouge (l’article dans Le Monde s’intitule « Le rouge en deuil »). Son exposition de 2018 était Annoncez la couleur !
Un article est paru dans le Vase des Arts à cette occasion. Le voici, en souvenir d’un artiste engagé.
Fromanger à l’Arsenal : un été en couleurs
La position de Gérard Fromanger en tant qu’artiste est claire et simple : “Je suis dans le monde, pas devant le monde.” Il ne veut pas regarder autour de lui en spectateur afin de traduire ce qu’il voit en peinture à l’intention de ceux qui verraient ses tableaux ; il peint en tant qu’acteur, homme engagé.
L’exposition Annoncez la couleur ! marque les retrouvailles du public soissonnais avec l’art contemporain à l’Arsenal, après deux ans d’expositions plutôt scénographiques. Les salles en haut et en bas sont remplies de plus de 100 tableaux de Gérard Fromanger, illustrant ses engagements artistiques et politiques depuis les années 60.
Il y a cinquante ans, il faisait partie de l’Atelier des Beaux Arts, l’organisme créé dans les turbulences de Mai 1968 pour imprimer des millions d’affiches de campagne, représentant une révolution graphique. Le retour à l’atelier d’artiste après cette période d’activisme n’aurait pas été facile.
En réaction contre l’art abstrait qui régnait à l’époque, il a adhéré au mouvement naissant de la Figuration Narrative. Ainsi son œuvre foisonne d’éléments reconnaissables. Le spectateur, au lieu de devoir attribuer un sens personnel aux images qu’il voit, voit des éléments familiers, mais dont la disposition et les couleurs sont déconstruites et reconstruites selon la vision du peintre.
En parallèle à son adhésion à la Figuration Narrative, Fromanger a approfondi son étude des couleurs primaires. Ainsi il adopte une démarche par laquelle les couleurs sont traitées, moins en fonction de nuances, que par rapport à leurs composantes primaires. C’est ce qu’il appelle une “stratégie des couleurs”, par laquelle ces couleurs et leurs relations font partie des intentions de l’artiste. Libérées du naturalisme, ses toiles rayonnent intensément.
Dans le grand espace au premier étage de l’Arsenal, il a été possible d’accrocher quatre des cinq très grands tableaux de la série Quadrichromies. Peu de salles d’exposition le permettent. Trois des quatre adoptent une couleur primaire pour le fond : noir, jaune, bleu. Le tableau rouge manque : il est exposé actuellement à Marseille. Le quatrième, De toutes les couleurs, peinture d’histoire, que Fromanger a mis un an à peindre, alors que la première guerre du Golfe avait éclaté. Il montre comment l’art, la politique, la culture résonnent entre eux, le tout éclaboussé de sang. La richesse iconographique du tableau est telle que le spectateur pourrait s’asseoir devant et passer une journée à observer ce qu’il voit.
Un des cartons de vitrail pour Anizy-le-Duc
Le mur en haut de l’escalier est couvert des maquettes de vitraux pour l’église d’Anzy-le-Duc en Bourgogne. Seulement, l’évêché y a détecté une absence de référence chrétienne dans ces scènes, et le projet a été remis en question. Une déclaration de l’artiste, selon laquelle “les hommes ont inventé les dieux“, n’a pas aidé. Il reste ces cartons, rempli d’une foule de silhouettes rouges en marche.
Fromanger peint “par série”, comme celle du Boulevard des Italiens, peinte à partir de photos prises avec un photographe en une demi-heure un jour de 1971. Devant le paysage urbain, des silhouettes rouges s’affairent sur les trottoirs, traversant un passage piétons, se retrouvant devant une librairie. Il faut voir tous ces tableaux comme si l’on était dans le quartier soi-même, se laisser happer, vivre le mouvement des couleurs. Il faut être dans la vie du boulevard, non pas devant.