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Ecriture

Denis Lefèvre, mémorialiste du monde paysan

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L’auteur devant ses livres et ses objets à Breny.

L'art de raconter 14 000 ans d'histoire

“Soulever, pénétrer, déchirer la terre, écrit la romancière Colette, est un
labeur – un plaisir – qui ne va pas sans exaltation.” Racines et gènes

Racines et gènes, l’histoire de l’agriculture à travers le monde, commence par le récit d’une balade de l’auteur Denis Lefèvre avec son père autour de Breny, le village du sud de l’Aisne où il a grandi et qu’il habite encore, à quelques pas de la ferme de ses parents. Ils sont entourés des traces de l’évolution du monde rural qui sera abordée dans les 1152 pages suivantes.

Denis Lefèvre vit dans une maison en bois qui ne se remarque guère parmi les constructions traditionnelles de pierre, sauf que l’intérieur a des allures de chalet de montagne. Des livres remplissent les étagères, rangés par catégorie (paysannerie, écologie, Europe, Emmaüs, altermondialisme… et ses propres ouvrages) et avoisinent des objets accumulés en voyage, dont des jouets en bois. Il n’est pas collectionneur mais ramasseur, comme un enfant qui cherche des cailloux remarquables sur la plage. Pour rester dans le cadre agricole : il ne cultive pas, il cueille. Nous y parlons de son dernier livre.

Son histoire de l’agriculture débute il y a 14 millénaires en Galilée, quand la communauté des Natoufiens quitte ses grottes pour des villages. C’est le début de la « révolution néolithique » et, vu ses conséquences, de la civilisation. La culture des céréales a été à l’origine du commerce, de la mathématique, de l’écriture, et même de la religion : semer est un acte de foi.

Racines et gènes est volumineux. Mais il n’écrase pas le lecteur. Le ton est souple, l’expression éloquente, imagée. Il en fait une histoire saisissante, comme celles qui se racontaient dans les veillées. Plus qu’un long discours sur l’agriculture depuis ses débuts dans le Croissant Fertile, son livre est un éperon pour faire comprendre le monde paysan, ses origines, sa floraison, son déclin. Denis Lefèvre est à la fois savant et divertissant. Il se dit « éternel étudiant » mais c’est aussi un enseignant talentueux, transmettant son savoir avec engouement et humour. Ses informations peuvent être inattendues : des trois céréales de base, le blé, le maïs et le riz, seul ce dernier exige des infrastructures ; la Grande Muraille a-t-elle été construite pour protéger les rizières chinoises ?

Racines et gènes est une histoire, pas une étude. L’auteur entre dans le détail des transformations techniques et mondialistes, mais sans avoir recours à un seul tableau, camembert ou graphique.

Il admet avoir mis vingt ans à écrire son magnum opus. «J’ai obtenu une aide du Centre national du livre, qui m’a permis de passer trois mois par an sur le projet.» En parallèle il a publié de nombreux ouvrages sur le monde rural, mais aussi sur l’abbé Pierre et Emmaüs.

L’agriculture a initié un développement social, technique, financier sur le dos des paysans, toujours déconsidérés par ceux qui se sont nourris et enrichis du produit de leur labeur. Denis Lefèvre se fait mémorialiste de leur émergence, longue primauté et, depuis cent ans, rapide déclin devant la sur-technologisation. Mais il ne râle pas, il constate froidement. De ses parents il écrit «Nés paysans, ils sont devenus agriculteurs.»  Tout est dit.

C’est l’histoire. Et l’avenir ? Il relève les mêmes phénomènes qui ont déclenché la révolution néolithique, réchauffement climatique, pénurie d’eau, nomadisme (urbanisation, migration), accroissement de la population. Quelle révolution nous attend ?  

Racines et gènes, 2 volumes, Ecopoche 2018.


DM ajoute :  J’ai rencontré Denis Lefèvre pour la première fois en 2005 à une réunion du Comité de Jumelage des cantons français d’Oulchy-le-Château et allemand de Grasleben, dont il était président. L’année d’après, pour la rubrique Chemins de l’Engagement que je tenais dans le journal L’Union, il s’est confié sur sa voie dans la vie. Quinze ans et de nombreux livres plus tard, ses engagements, ses valeurs, ses combats gardent toute leur force. Voici l’article.

Ecrivain et paysan dans l’âme

A six ans, Denis Lefèvre était fasciné par Joseph Kessel et Albert Londres à la radio, et disait «Un jour je serai grand reporter comme eux.» Il ne l’est pas devenu, mais la force de cette vision l’a guidé dans ses choix pour devenir écrivain.

Né en 1955, il grandit sur une ferme à Breny, près d’Oulchy-le-Château. De son milieu catholique il dit avoir gardé une confiance « un peu boy scout » en la gentillesse des gens, qui l’a mal préparé pour le rude monde de l’édition.

Après son bac, il entre dans une école supérieure d’agriculture à Paris, et commence une carrière d’agronome, jusqu’à s’occuper de l’élevage à la Chambre d’agriculture de l’Aisne. Devenu écrivain nécessairement seul, il garde un bon souvenir des relations de travail.

L’idée du journalisme le reprend. Après une école de communication à Angers, il envoie son CV partout. Il remplace une journaliste de La Croix partie en congé de maternité, puis devient rédacteur en chef d’une revue des industries agroalimentaires, et de Agriculture magazine.

Il veut écrire un livre, et devient pigiste pour en avoir le temps. Le retour des paysans, qui reçoit un accueil dithyrambique, démontre que l’agriculture, même si elle est marginale, pose toutes les grandes questions de société. Suivent une dizaine de livres, dont une histoire des communautés d’Emmaüs. Son dernier projet, « Des racines et des gènes », est une somme de ses recherches, allant du néolithique, époque du début des civilisations, des guerres et des inégalités, à la mondialisation et le réchauffement planétaire. «Je suis paysan dans l’âme» : il explique ainsi ses préoccupations.

Depuis un stage à Bruxelles, son autre passion est l’Europe : «un empire qui se crée sans faire la guerre». En 1981 il établit un jumelage entre le canton d’Oulchy et un canton allemand, avec une idée simple : faire se rencontrer les citoyens de deux pays.

Sa conversation reflète sa démarche de journaliste, qui enquête plutôt que de redire des informations déjà formatées. Il se considère journaliste, pas écrivain. «Je m’occupe des faits, non pas d’imagination.» En doutant constamment de la valeur de ce qu’il produit, il évite l’écriture routinière, protège sa voix d’auteur.

Denis Lefèvre habite une maison tout en bois, derrière la ferme familiale à Breny. Il vit seul. Ce n’est pas un choix, dit-il. L’écriture est un travail solitaire, qui tend à isoler un auteur. Les éditeurs ne choient que les écrivains vedettes, et comment entretenir une famille avec de maigres droits d’auteur ?

«Je vois mal l’avenir» admet-il, déçu par la dérive des idéaux fondateurs de l’Europe, et troublé par une mondialisation «qui a tout cassé». Au moins, il admet «qu’un livre est comme un grand reportage». Modifié par la réalité, voilà le rêve qui se réalise.


[Mémorialiste du monde paysan paraît dans le Vase Communicant n°307.]

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