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Le grand rien

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Si les arts ne peuvent pas venir à leur Vase des Arts…
le Vase des Arts ira à ses arts

Photo David Way

La fermeture des lieux publics culturels donne encore l’occasion d’élargir cette chronique. Pour sortir du Soissonnais en confinement étroit, le Vase des Arts propose une promenade en bord de mer en Inde. L’écrit qui suit a fait partie d’Interrompre le silence, lecture de textes en 2012.
Pour commenter : denis.mahaffey@levase.fr

 

Je suis parti si tôt, sous la soudaine aube, que les autres dormaient encore. Seul problème : parmi les corps allongés je ne trouvais pas mes sandales. Je marcherais donc pieds nus sur la plage jusqu’à Mopsa, dans le nord de Goa, puis deux jours sur ses trottoirs brûlants. Remonter lentement la côte en paquebot les soulagerait, et puis à Bombay – on verrait.

Les longs sables étaient vides, entre l’Océan indien à ma droite et les dunes, palmiers et distants champs à gauche. Je me confinais à poser un pied devant l’autre. Le cerveau s’est mis au diapason. La solitude et son contenu me mettaient sans gêne au centre de l’univers. Le paysage s’est donc, et logiquement, mis à tourner, synchrone avec mes pas. L’horizon marin d’un côté, tout le sous-continent de l’autre.

Comme entre parenthèses, j’ai été témoin d’une bravoure épique. De petits crabes couraient autour de moi, se réfugiant chacun dans son trou de sable à mon approche. Je m’amusais à empêcher l’un ou l’autre d’atteindre son lieu sûr en m’interposant, puis l’en éloignant. Chaque fois, mis aux abois, le crabe, de la taille de mon ongle, se retournait, me faisait face et brandissait ses pinces, déterminé à vendre cher sa carapace.

Marcher, marcher, l’attention centrée sur le mouvement du pied et le toucher, ferme ou glissant, du sable. L’éblouissement était graduel. Si la dépression est une sensation de vide intérieur, l’émerveillement met de l’espace dans le corps. J’ai fini prêt à tomber à genoux devant le grand Rien (qu’appellent « Dieu » ceux qui préfèrent quelqu’un au lieu de personne).

Avant le soir, je suis arrivé à un fleuve imprévu. Des pêcheurs ont accepté de me faire traverser, selon le mode indien : ils le faisaient par amabilité et je leur donnais quelques roupies. Il n’y a pas eu de négociation, seulement un échange.

Au milieu de la large traversée, j’ai vu un poisson volant passer au-dessus de la proue, plus missile qu’avion. Intensification de l’espace intérieur ? Au contraire, le moi a repris la place d’où il s’était un temps retiré. « Eh, mon petit Denis, dire que toi, né à 44 Knutsford Drive, Belfast, tu es arrivé jusqu’ici et jusqu’à ça ! » Je m’occupais, comme une armée occupe une ville vide.

Deux jours plus tard à l’embarcadère un autre paumé occidental mendiait. “Je n’ai que ce qu’il faut pour manger” ai-je répondu. J’avais mon billet de bateau (je dormirais sur le pont), et juste de quoi acheter deux pains et quelques bananes miniatures fondantes pour le voyage, survivre à Bombay et remonter en train vers mon provisoire chez moi dans les montagnes.

J’ai pris la passerelle. L’Inde comptait plus d’un milliard d’habitants, et au milieu me voilà en face d’un ami, du groupe de la plage. Il avait retrouvé et gardé mes sandales. “On ne sait jamais” s’était-il dit.

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