Connectez-vous avec le Vase

Ecriture

Passage entre les boutons d’or

Publié

le

Si les arts ne peuvent pas venir à leur Vase des Arts…
le Vase des Arts ira à ses arts

Le Vase des Arts a jusqu’ici proposé un regard sur la vie de la culture et des arts, sans y participer directement. La fermeture prolongée des lieux publics culturels donne l’occasion d’ouvrir davantage ses chroniques. Le texte qui suit a été publié sous une autre forme dans le blog littéraire Marque-pages Soissons en 2009.
Pour commenter : denis.mahaffey@levase.fr

 

A partir d’une boucle du bracelet routier qui entoure Soissons, un automobiliste venu d’ailleurs peut croire apercevoir une grande structure ecclésiastique à trois tours, deux pointues et une carrée. Nous qui pratiquons la ville nous savons qu’il s’agit en réalité de la tour unique de la cathédrale et des deux flèches de Saint Jean des Vignes altières sur leur monticule, toutes trois réunies par un raccourci visuel. Soissons ne livre pas ses secrets au premier regard.

Je suis venu dans le pays de Soissons pour un jardin, qui n’était alors qu’un terrain rendu aux boutons d’or en émeute contre l’ordre horticole. Au milieu, une maison hésitant entre délabrement et ruine. Nous nous y installons et vivons (quel abrégé !). Moi l’homme, je refais la maison d’une main (dans l’autre le livre de bricolage), la femme accouche un jardin où le désordre fait place à une foule de fleurs en liesse, se dressant pour voir passer le soleil, ou accroupies pour parer aux averses. Les deux garçons établissent un circuit à la Fort Boyard, la fille… y arrive à l’âge de sept heures, munie d’une décharge signée à l’hôpital.

Au début Soissons n’a été pour nous que la ville la plus proche, lieu de passage obligé pour l’alimentation, les matériaux, les équipements. Nous supposions tout attrait effacé par la guerre, la Grande. Nos yeux fixés sur la devanture des magasins où nous nous fournissions, le long des voies redressées et élargies après la guerre, nous ne faisions pas attention aux bâtiments, les supposant trop quelconques pour valoir notre regard.

Nous imaginions la population coincée entre les pétillants Champenois et les amicaux du Nord. « Deux cliniques psychiatriques ? » nous disait une femme juste arrivée et brûlant de repartir, « bien trop pour une ville de cette taille. » Puis un jour dans la rue quelqu’un nous dit « Bonjour, comment ça va ? » Il nous avait rencontrés dans une des différentes communautés, chorale, cours de Vittoz (lesquelles, c’est le charme d’une ville moyenne, se recouvrent largement), mais pour la première fois nous étions reconnus sur la voie publique. Nous avons levé les yeux, cherchant et trouvant des visages connus. Au-delà, nous voyions ce que nous avions dédaigné de regarder, le cadre urbain.

La Reconstruction de Soissons ne s’est pas limitée à un colmatage utilitaire. Le résultat peut parfois faire penser à une prothèse permettant à un estropié de remarcher, mais elle a engendré aussi ces façades, néo-quelque chose ou Arts Déco ou Art Nouveau, aux formes géométriques gracieusement assemblées, ou aux courbes et bas-reliefs délicats, qui reflètent la résilience des hommes, leur aspiration vers la beauté réparatrice. Pour ceux qui connaissent son histoire, Soissons porte l’espoir comme une couronne. Il est vrai qu’en rentrant du Périgord ou de la Bourgogne, dont la paix a protégé le pittoresque, cela me fait de la peine de retrouver les vieilles blessures, cicatrisées mais qui laissent leurs traces sous le quotidien des rues et des esprits.

Soissons la complexe, aimable (un inconnu vous saluera facilement dans une rue vide ou devant sa maison) mais réservée, écrasée par le naufrage économique mais maintenue à flot par les dépenses de ses privilégiés. Les flèches de Saint Jean ont leur propre ambigüité. Elles peuvent inciter les citoyens bien-pensants (et bienfaisants) à élever leur pensée vers sa destination ultime ; pour les moins chanceux et plus narquois, ne seraient-elles pas plutôt deux doigts d’honneur levés contre le sort qui les frappe ?

Tiens, je vois que moi, le déraciné résolu, j’ai utilisé le verbe “rentrer”. Nous appartiendrions donc à ce pays ; mais comme on appartient à une bibliothèque, ou à un club de karaté. Sans racines, qui plongent ailleurs, comment en faire des nouvelles ? Pourtant celui qui nous verrait dans notre café habituel le jour du marché, servis d’office car on nous connaît, en grande conversation avec des amis et connaissances, dirait « Ils font comme chez eux. »

Comme chez nous. Dans la maison, dans le jardin, dans la ville nous pourrions presque croire à la permanence. Mais un jour notre famille partira, dans le monde ou dans le néant. Elle restera un temps dans les mémoires, puis en disparaîtra. Le dernier souvenir de nous sera « Ils n’étaient pas d’ici. »

Le jardin, après avoir embelli une maison devenue foyer, lieu d’une histoire familiale, pourra être réoccupé par ces boutons d’or toujours en émeute, faisant toujours désordre.

Denis Mahaffey, Marque-pages Soissons

Continuer la lecture
P U B L I C I T É

Inscription newsletter

Catégories

Facebook

LE VASE sur votre mobile ?

Installer
×