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Notes éparses sur une immigration

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Si les arts ne peuvent pas venir à leur Vase des Arts…
le Vase des Arts ira à ses arts.

Rue Nowy Šwiat à Varsovie, 1864 (Varsovie en photos du 19e siècle, 1970)

Adapté d’un écrit en souvenir des parents d’un ami de Londres.
Commentaires : denis.mahaffey@levase.fr

Ils parlaient en anglais entre eux, les mots ployant sous un lourd accent de l’Europe centrale qu’un imitateur n’oserait pas reproduire, de peur d’être accusé de parodie cruelle. Ils n’avaient jamais bien appris le polonais de leur pays de naissance, et le yiddish maternel s’était barré en chemin.

David et Golda Goldstein. C’étaient les parents d’un ami de Londres. Ils tenaient deux magasins d’habillement féminin dans des banlieues lointaines de Londres, cette ville où tout est lointain. Quand nous nous sommes connus, ils se préoccupaient de ce commerce et de leurs deux fils : mais la grande histoire avait bousculé le passé de chacun. David, sociable et bavard, me racontait des péripéties du sien ; mon ami Bernard confiait des bribes de celui de sa mère, méfiante envers tout ce qui dépassait le cercle familial.

Né à la fin du 19e siècle à Varsovie, alors gouvernorat russe, David se trouve en grandissant devant l’obligation de servir sept ans dans l’armée tsariste. Il décide de quitter la Pologne. Un passeur l’accompagne jusqu’à une haute clôture grillagée. Il l’escalade, saute, et arrive à pieds joints en Allemagne. Il continue jusqu’à chez un cousin à Berlin. Admis tard la nuit dans la cour de l’immeuble, il sonne, est rabroué par son parent furax d’être éveillé et, n’osant plus déranger le concierge, y campe jusqu’au matin.

Berlin n’est qu’une escale. Il poursuit son chemin jusqu’à la mer du Nord et atteint l’Angleterre. A l’Immigration on regarde l’orthographe inextricable de son nom – on en a l’habitude – et tranche : il s’appellera désormais “Goldstein”.

Il s’établit marchand en plein air dans les miséreux quartiers Est de Londres, où les immigrés juifs s’entassent. Deux cousins font de même dans d’autres quartiers défavorisés, un troisième exerce à Leeds dans le Yorkshire. David affiche fièrement sur un calicot “Goldstein, habits à prix étudiés pour la femme élégante ; succursales à Poplar, Isle of Dogs et en province”.

Il épouse Golda, partie elle aussi de la Pologne avec ses deux sœurs, dont l’une a opté pour New York et l’autre Paris. J’ai connu celle-ci. Elle habitait Montmartre, une rue mal famée mais dont les habitants l’avaient sauvée des rafles. Adolescent, Bernard avait été envoyé à Paris pour apprendre le français chez ses cousins. Il était rentré sans ajouter un mot à son vocabulaire français, mais se débrouillant désormais en yiddish.

Mais la Première Guerre arrive, et en 1917 les autorités britanniques mettent David devant un rude choix : servir sur le Front en France ou dans un régiment d’étrangers chargé – excusez du peu – d’écraser la révolution bolchévique en Russie. David se résigne à chasser les Rouges. Sous des officiers anglais, ils débarquent d’un destroyer à Archangel sur la mer Blanche, où la situation est si chaotique que navire et encadrement déguerpissent aussitôt, les abandonnant sur le quai.

David part à pied vers le Sud, s’improvisant boulanger itinérant pour vivre. Au cours des trois ans de son trajet, la Russie devient l’Union soviétique. Il arrive enfin à Constança sur la mer Noire. Il monnaie son pantalon de rechange contre une place sur un bateau en partance, tellement vétuste qu’il coule dans le port. David regagne la terre ferme à la nage.

Pour retourner en Angleterre il a besoin de papiers. Il rejoint enfin sa femme sous les auspices de la reine Wilhelmine des Pays-Bas, émue par le sort de ces réfugiés devenus apatrides.

La famille occupe un appartement lilliputien dans l’East End pauvre. Deux fils naissent, Sam et puis Bernard, qui me racontait une vie faite de traditions et habitudes juives, religieuses et laïques. Aux mariages, le maître de cérémonie, insérant l’enveloppe cachetée de chaque invité dans une urne, annonce d’une voix tonnante que tel « grand manitou des affaires » fait don « d’une grosse somme ». Pauvres comme Job, ils n’y mettent que quelques pennies. Dans la rue après la réception, les mariés jettent des sucreries aux enfants. Moins recommandable, une salle de cabaret yiddish où « tu devais faire attention, sinon quelqu’un pisserait dans ta poche.”).

Au prix d’un dur labeur, David et Golda font très modestement fortune. Quand je les ai rencontrés ils habitaient une petite villa d’une banlieue respectable. Le fils aîné Sam travaillait dans le commerce à Paris, Bernard gérait les boutiques.

David Goldstein est mort dans les années 70, Golda dans les années 80. Ils ne sont jamais retournés en Pologne, mais ils ont visité Israël plusieurs fois.

J’avais rapporté d’un voyage en Pologne un livre d’images anciennes de Varsovie. David les a scrutées, se rappelant sa réputation de titi varsovien bien nippé. Golda rôdait, ronchonne. Elle est intervenue : “La Pologne peut aller se faire voir !”

Sa pure haine me revient lorsque des expatriés comme moi se délectent de nostalgies qui nuancent nos exils en douceur.

Marque-pages Soissons, 2012

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