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Théâtre

La mort de la Mort

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L'art du théâtre du Pacifique

Vous êtes dans une chambre d’hôte, il pleut, il y a trois livres sur une étagère, deux polars industriels et un autre. Vous le prenez. Ou en tapant distraitement sur la télécommande vous tombez sur un film noir-et-blanc. Autant voir celui-là. Ou les pieds en compote au Louvre, vous vous asseyez devant un bas-relief assyrien – ou syrien ? Et soudain, vous voilà intrigué, puis saisi par le sentiment que cette œuvre-là vous aura changé le regard sur la vie.

A Vancouver, je voulais « du théâtre » pour l’escale anglophone du Vase des Arts. « Billy Elliot » en comédie musicale ? Non. A côté, le Pacific Theatre aménagé dans une partie d’une église anglicane proposait « Wit ». Bon.

Vivian (Katharine Venour) et Susie (Julie Casselman) se bavardent, chacune avec sa sucette. dégustant une sucette.

Vivian et Susie bavardent, chacune avec une sucette.

Sur scène, un lit d’hôpital. Une femme y meurt d’un cancer des ovaires. Elle revient sur sa vie, sa maladie, en se levant chaque fois pour raconter et jouer. « Je vais mourir à la fin. Ils m’ont donné 1h50… » Un premier frémissement d’intérêt : du macabre intelligent donc. Elle est au stade 4 du cancer. « Et le 5e stade ? » demande-t-elle au médecin. « Il n’y a pas de stade 5. »

Vivian Bearing (Katharine Venour) est universitaire, spécialiste de John Donne. Ce poète anglais du 17e siècle était chef de file des « Métaphysiques », qui ont rompu avec la poésie lisse d’avant pour écrire des poèmes brillants pleins d’images inattendues, raisonnements paradoxaux et « wit » (traits d’esprit). Donne était obsédé par l’amour, la mort, Dieu. Vivian y a déployé sa rigueur intellectuelle, aux dépens de sa vie émotionnelle. La maladie fait brusquement de cette enseignante redoutée un objet plus qu’un sujet, soumise au personnel médical indifférent à tout sauf au cas médical qu’elle représente. Son quant à soi se fragilise. Seule l’infirmière Susie (Julie Casselman) la traite avec compassion. Sans perdre sa clarté intellectuelle, elle cède à cette chaleur.

La pièce est complexe (dans un échange après le spectacle l’universitaire Holly Nelson admit découvrir à chaque représentation de nouvelles couches). L’histoire est mise en contre-point constant à un sonnet religieux de Donne : « Ne t’enorgueillis point, ô Mort »(*). Vivian se débat entre la mort poétique et la mort clinique.

Elle revoit son propre mentor, la Docteur Ashford (Erla Faye Forsyth), fulminer contre le recours de son étudiante à une édition trop récente du texte, dans laquelle un point virgule inséré dans la dernière ligne « Et la Mort ne sera plus ; Mort, tu mourras ! » ferait croire à une séparation brutale entre vie et mort, alors que la virgule originale de Donne n’y mettait qu’un souffle. Hautaine, elle lance « Si vous ne voyez pas ça, autant étudier Shakespeare ! »

Mourante, Vivian la reçoit pour une dernière visite en amie, dans une scène dont l’impact émotionnel et artistique est propre au théâtre. Vivian se lève, ôte sa casquette pour laisser voir son crâne chauve, fait tomber sa robe de chambre, enlève sa chemise de nuit et avance nue vers une lumière intense. Ashford l’accompagne en paroles : « Que des chants d’essaims d’anges te bercent vers ton repos. » Or ceux dans la salle qui connaissent leur « Hamlet » savent que ces vers sont, précisément, de… Shakespeare ! Ashford est femme de cœur autant que de tête. Vivian la cérébrale aura-t-elle enfin vécu la dualité de l’humain ?

(*) Pour lire deux versions du sonnet, en anglais et en français, aller ici.

denis.mahaffey@levase.fr

[Modifié le 11/06/16 pour ajouter le nom de plusieurs acteurs.] 

Je suis sorti du Pacific secoué, ému, exalté par la découverte de cette mise en miroir de l’intellect et de l’émotion, de leur complémentarité, leur opposition. Comment avoir ignoré que la seule pièce de l’Américaine Margaret Edson, écrite en 1995, est célèbre ? Sous le titre « Le trait de l’esprit », elle a même été mise en scène en français par Jeanne Moreau en 2000, et à Montréal par Michel Nadeau (par ailleurs metteur en scène des « Affinités électives » avec Paule Savard). Il reste que je n’en avais jamais entendu parler, et que son impact a été d’autant plus fracassant.

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