Un long couloir traverse de part en part l’appartement de Paule Savard et Marc Doré à Québec, passant sous deux arcs cintrés en bois soutenus par des piédroits. La lumière y entre par le balcon devant et par le « tambour » (arrière-cuisine québécoise) au fond.
Cette colonne dorsale porte le présent et le passé du lieu, aujourd’hui éveillant hier. On entendrait presque la petite valse qui accompagne la caméra de Scola, traversant un tel couloir dans « La famiglia » pour ponctuer la longue histoire émergeant des portes.
Ayant passé la moitié de sa vie dans cet appartement, la comédienne Paule Savard s’apprête à le quitter. Un choix pratique mais déchirant : « Je regardais mes enfants jouer dans la cour. » Elle trouve qu’elle a l’âge de moduler sa vie vers un degré de dépouillement. Elle a quitté le Conservatoire de Québec après quarante ans d’enseignement, mais elle poursuit sa carrière au théâtre.
Nous nous installons à une table de cuisine pour parler de son prochain rôle. Un entretien ? Nous sommes amis, les idées se partagent. J’oublie ma technique d’interrogation douce mais pénétrante. Le calepin reste fermé, le stylo garde son capuchon.
Pour le Carrefour International du Théâtre Paule Savard se prépare à jouer « Les affinités électives », pièce américaine de David Adjmi traduite en français. Dans un salon du splendide domaine de Cataraqui à Québec, elle sera Alice Hauptmann, fortunée, charmante, recevant ses invités-spectateurs. Cette dame abordera ses idées sur l’art, l’amitié, l’amour universel, la torture… A côté d’elle, une monumentale sculpture noire, que son mari allemand appelle « das Ding » (« la chose »), et qu’il imagine grandir chaque jour (ou bien se rapetisse-il, lui ? – il y aurait de l’Ionesco là-dedans).
Une première lecture de ce monologue, avant d’en parler avec Paule Savard, m’avait laissé l’image d’une grande bourgeoise qui n’a pas la moindre idée de l’arrogance, l’ignorance et la cruauté qu’elle dévoile. Elle ferait torturer un suspect – mais pas une amie – pour savoir l’emplacement d’une bombe à retardement ; elle admet « J’aime mon mari, j’aime mes amis, les autres je m’en fous complètement. » Une occasion pour les spectateurs de se conforter dans leurs valeurs humanistes devant un monstre.
Paule décrit son analyse, ses multiples lectures du texte. Alors qu’elle parle, le personnage devient une personne. Professeur d’interprétation, Paule montre comment passer de la surface à la profondeur d’un être humain. La clé de cette interprétation – comme pour tout engagement de l’esprit – est de suspendre les jugements. Pour Paule, cette femme a l’honnêteté de dire ce qu’elle pense. Prétendre que les affinités ne seraient pas électives mais universelles est un leurre. En admettant les limites de son humanisme, Alice révèle son humanité. Du portrait d’un monstre, la pièce devient une critique de ceux qui prônent aveuglément l’amour et la compassion universels. Alice revendique ses limites.
Paule entend l’écho du roman homonyme de Goethe. « La pièce a un sens philosophique. » Ses recherches révèlent que, pour Freud, « das Ding » est « la place vide laissée par le tout premier objet perdu, la mère ». Alice porte cette blessure originelle. « C’est une œuvre d’art » sont ses derniers mots. Que veut-elle dire ? Paule admet la difficulté du texte et ses propres questionnements. « L’important (*) est que l’acteur trouve un sens au rôle. Un spectateur peut y voir autre chose. Mais si j’y mets une part de moi-même, le public réagira. Si je ne le fais pas, il n’y trouvera rien. » C’est la part d’humanité de l’acteur qui fera ou ne fera pas l’affaire.
Le domaine de Cataraqui à Québec.
Il y a hiatus dans mon récit : je ne verrai pas « Les affinités électives », qui sera jouée dix fois devant soixante spectateurs à chaque séance. Le metteur en scène exige le huis clos pour les répétitions, et à ma demande de la voir jouer « un extrait pour moi » Paule répond « Je serais gênée », en rappelant la différence entre « l’intime public » qu’un acteur est formé pour accepter, et « l’intime privé » où il est aussi démuni que n’importe qui. D’ailleurs, elle redoute de devoir regarder le public dans les yeux, privée du voile que jette l’obscurité d’un théâtre.
Nous retournons dans le couloir où Paule a tant vécu. L’entretien n’a pas respecté les règles du genre. C’est que, plus que chroniqueur et comédienne, nous sommes amis, et ça change tout. Comme pour Alice.
(*) Citation de mémoire : je rappelle le calepin fermé.
denis.mahaffey@levase.fr
[Modifié le 14/06/16 pour préciser la pensée du personnage d’Alice]