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Théâtre

Le journal de Lucrèce (2)

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L'art de la création théâtrale

Luicrèce Borgia s'emporte devant Don Alphonse.

Lucrèce Borgia s’emporte devant Don Alphonse.

Dans le premier épisode de ce journal en novembre dernier, des acteurs et un metteur en scène se retrouvaient au Mail pour une première répétition de « Lucrèce Borgia » de Victor Hugo. La compagnie Acaly profitait ainsi des ressources du théâtre du Mail parce qu’elle avait été sélectionnée par un jury pour une « résidence de création ». L’intimité du théâtre Saint-Médard, où la compagnie est chez elle, serait difficilement compatible avec une production à l’échelle de la tragédie de Hugo, avec une quinzaine de personnages. Il y aurait, avait expliqué Fabrice Decarnelle, qui met la pièce en scène, une trentaine de répétitions au Mail et une dizaine chez Acaly. Les comédiens allaient se retrouvent aussi entre eux, pour travailler leur texte.

Deux mois plus tard, les répétitions sont passées des généralités de présentation au travail de détail. La compagnie aborde le deuxième acte. Lucrèce (Cécile Migout) s’emporte parce qu’un homme, en effaçant la lettre « B » de son nom « Borgia » sur la façade de son palais, pointe sa réputation atroce de débauchée. Son mari Don Alphonse (Didier Dordolo) prend la chose à la légère ; mais il a arrêté le coupable, et le fait entrer. La réaction horrifiée de Lucrèce en voyant l’homme ne s’expliquerait que par le secret qui plane sur l’intrigue depuis les premiers mots du premier acte et qui ne sera révélé que par le dernier mot du troisième. Il ne sera pas révélé ici, car Fabrice Decarnelle tient à la suspense créée. « Il faudrait presque demander aux spectateurs de taire la fin de l’histoire, ne pas le raconter en quittant le théâtre » avait-il dit. Certes, il suffit de trouver la pièce à la bibliothèque, ou la télécharger, pour être dans le secret. Le connaître ajoute même une couche d’ironie tragique au texte.

Les acteurs échangent les répliques, et le metteur en scène intervient constamment, pour rappeler un mouvement ou suggérer une intonation. L’ambiance est détendue, rieuse entre ces moments de jeu. La magie du théâtre est en gestation, là devant la salle vide : un texte prend vie, le sens des mouvements et gestes se dégage. Une pièce devient un spectacle.

Autour d’un café pendant la pause, Fabrice Decarnelle parle du travail qui se fait. « En répétant, il faut que le corps soit détendu, lâche. Cela permet aux acteurs de « verrouiller » petit à petit leur rôle. » A sa vision de la pièce s’ajoutent, au cours des répétitions, les « propositions » des acteurs.

Il reconnaît les défis multiples d’une telle entreprise. Les acteurs devront faire face à une scénographie complexe : « Il y aura des draperies qui se déplaceront ; nous les installerons la prochaine fois. » Il aborde la question des habits. Les courtiers et servants porteront des vêtements en cuir. « Des costumes baroques, c’est un peu ma marque de fabrique. » Et la personne centrale, Lucrèce Borgia ? « Elle aura une très grande robe monté sur un cerceau, ce qui fait que personne ne peut l’approcher. Couleur rouge, elle donnera l’effet d’une tache de sang qui se déplace sur la scène. »

Encore en pantalon sombre et gilet clair, Cécile Migout parle de son rôle. « Je travaille souvent le texte. Il faut le « mâcher ». Elle voit l’excellence de l’écriture de Hugo dans le fait que le son du texte, jusqu’aux consonnes utilisées, épouse exactement la tonalité de la scène. « Je réfléchis tous les jours au rôle. » Elle cherche l’écho de la vie de Lucrèce en elle. « Cette femme a beaucoup souffert. Une femme retrouve la personne qu’elle croyait ne jamais revoir. Cela me donne des frissons d’imaginer sa réaction. »

Il ne s’agit pas pour un acteur de fouiller dans son passé pour trouver un parallèle aux situations dramatiques, mais de reconnaître les sensations qui y correspondent. C’est le processus qui a lieu sur la scène du Mail. Sous la direction du metteur en scène, les acteurs, plutôt que de chercher leur personnage en eux-mêmes, se découvrent eux-mêmes dans leur personnage. « Découvrir », c’est bien le mot.

denis.mahaffey@levase.fr

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La douleur de Dominique Blanc

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L'art de jouer

Une femme, l’air abandonnée par elle-même, est assise à une table. Elle parle. « Face à la cheminée, le téléphone, il est à côté de moi. À droite, la porte du salon et le couloir. Au fond du couloir, la porte d’entrée. Il pourrait revenir directement, il sonnerait à la porte d’entrée : “Qui est là — C’est moi”. »

A travers La Douleur, la comédienne Dominique Blanc vit depuis plus de dix ans avec la douleur en tant que comédienne. En 2010, elle a d’abord fait une lecture du texte de Marguerite Duras, puis l’a joué dans un spectacle mis en scène par Patrice Chéreau. C’est dans cette même mise en scène, revue par Thierry Thieû Niang, qu’elle a repris le rôle, d’abord à Paris, ensuite pour une tournée qui l’a amenée au théâtre du Mail à Soissons.

Le texte relate l’attente fébrile d’une femme dont le mari a été déporté dans un camp de concentration allemand en 1944, et son retour. La situation reflète celle de l’auteure elle-même, face à la déportation de son mari Robert Anthelme, et le texte de la nouvelle est adapté d’un journal intime qu’elle aurait gardé pendant cette période d’attente.

La femme sur scène subit l’attente insoutenable, dans une impuissance qui n’est pas exceptionnelle mais celle « de tous les temps, celle des femmes de tous les temps, de tous les lieux du monde : celle des hommes au retour de la guerre  »

Etant donné la matière du texte, le public pouvait s’attendre à une performance, dans le sens d’un déploiement de sentiments extrêmes, des crises d’angoisse, des larmes ; un corps à l’agonie, des émotions qui débordent.

Dominique Blanc choisit une autre approche, qui est un défi aux conventions du théâtre. C’est celle de la transparence. Comédienne, elle transmet ce qui se passe, mais sans jamais forcer le trait. La douleur passe par son corps et sa voix sans jamais devenir paroxysme : ils servent de messagers entre le plateau et la salle, sans rien ajouter. C’est au spectateur, pourrait-on dire, de faire ce qu’il veut, ou peut, de ce qu’il voit et entend.

L’aspect physique de la comédienne contribue à cette transmission, son corps en retrait, son regard légèrement tombant, son grand front comme un écran blanc. Dominique Blanc établit une sorte de vide que chaque spectateur remplit par son accueil de ce qu’elle dit et fait.

Pour ceux dans la salle qui ne la connaissaient que par le cinéma, la rencontre en chair et en os a pu confirmer que c’est une artiste dont la force est d’autant plus étonnante qu’elle ne la met pas en avant. Tout est réserve, tout est transparence. Dans La douleur, au lieu de faire voir sa douleur, elle la laisse voir.


Un commentaire ? denis.mahaffey@levase.fr

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La sociologie des banlieues au théâtre

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L'art du théâtre appliqué

Sortis à peine de Les Coquettes (titre laconique et même coquet pour trois humoristes débordant d’énergie et d’à propos sur les sujets qui préoccupent et fâchent les femmes), les spectateurs du Mail – certes peut-être pas les mêmes, et en moins grand nombre – ont pris place dans la même grande salle pour un spectacle de la compagnie Légendes Urbaines : Et c’est un sentiment qu’il faut déjà que nous combattions je crois. Comme, Ce que je reproche le plus résolument à l’architecture française, c’est son manque de tendresse, venue à Soissons en 2021 (*), le titre est tout un programme, un brin provocateur, une façon d’éviter de coller une étiquette rapide sur le sujet abordé.

Le sujet, une constante pour la compagnie, est l’environnement urbain, celui des « quartiers », des « banlieues » populaires. Il s’agit de repérer, derrière les représentations courantes de ces milieux, la vie de ceux qui y trouvent ou ne trouvent pas leur épanouissement, et les raisons matérielles – la conception des grands ensembles – des ratés sociaux.

Le point de départ de la nouvelle pièce est un reportage sensationnel diffusé à la télévision, montrant entre autres l’absence générale de femmes dans certains quartiers, dans les rues et de façon encore plus flagrante dans les cafés. La pièce examine l’origine du reportage, son degré de vérité ou de manipulation, et démonte les mythes autour de tels quartiers portés par les média.

Une question purement théâtrale se pose aussitôt : comment rendre « dramatique » un tel thème, éviter une étude sociologique qui n’accrochera pas le public dans la salle ?

David Farjon est David Pujadas.

La réponse est aussi théâtrale : utiliser tous les ressorts dramatiques pour illustrer les propos. Les six  acteurs maîtrisent parfaitement un style naturaliste pour changer de rôles, multiplier les personnages. Ils font des numéros époustouflants, tel le rappeur qui se raconte, ou David Farjon, fondateur de Légendes Urbaines, en parfait interprète du présentateur David Pujadas, dans les coulisses de son émission.

Il y a des mises en abyme, comme quand les journalistes, assis autour d’une table pour discuter, apparaissent en même temps sur un grand écran.

L’imagination est illimitée : pour revenir dans le montage de la discussion filmée, les comédiens se lèvent et font marche arrière en accéléré jusqu’au point à éditer.

Ainsi, même un spectateur peu concerné par le sujet de l’environnement urbain est attiré en impliqué par les astuces du théâtre. A nouveau, Légendes Urbaines met en scène une étude sociologique en la rendant fascinante et inattendue. Un acteur « interprète » un texte ; Et c’est un sentiment qu’il faut que nous combattions je crois interprète la vie des quartiers qu’il met en scène.


(*) Jouée dans la petite salle du Mail, qui a l’avantage de la proximité entre acteurs et spectateurs, et le désavantage d’imposer à presque tout le monde de voir seule une partie de la scène entre les deux têtes devant.

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Les Coquettes : trois sommets d’un triangle

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L'art de l'humour au féminin

Marie Facundo interpelle Lola Cès, devant Mélodie Molinaro.

Dans quelques jours le public du Mail se repenchera sur les problèmes de l’urbanisme dans Et c’est un sentiment qu’il fait déjà que nous combattions je crois, de la compagnie Légendes urbaines, déjà venue au Mail en 2018, et qui poursuivra, avec la même intelligence et verve, son exploration de la vraie vie des quartiers populaires.

Les Coquettes, le spectacle qui l’a précédé, adopte une autre forme théâtrale pour aborder des sujets aussi fondamentaux, mais en déployant d’autres moyens, ceux de l’humour, de la dérision, de la provocation et de la musique. Mais au fond, derrière le sérieux de l’un, et la crânerie de l’autre, le regard des deux spectacles est aussi tendre, aussi empreint d’humanité.

La salle était pleine jusqu’au dernier fauteuil pour Marie Facundo, Mélodie Molinaro et Lola Cès (« la brune hargneuse, la blonde idiote et la ronde rigolote »), confirmation du succès de leur précédent spectacle à Soissons en 2018, dans une configuration un peu différente. Des spectateurs en parlaient encore.

Les trois humoristes jouent et chantent sur des sujets qui comptent pour les femmes, avec une énergie physique et vocale qui tient la salle en éveil. Le déroulement est calibré dans le dernier détail, mais elles savent aussi improviser leurs réactions aux spectateurs, qu’elles interpellent sans l’agressivité de bien des comiques hommes. Personne n’est dévalorisé.

La grande réussite du spectacle est son rythme finement modulé, ses changements constants de ton – Lola, seule en scène, chante même un air triste et désabusé. Une courbe est décrite du début à la fin, le point culminant étant une réflexion (le mot est bien plat par rapport à l’explosion sur scène) sur le fonctionnement du… clitoris, avec un grand panneau explicatif brandi par leur pianiste, Thomas Cassin, et une danse par six marionnettes lumineuses sur le même modèle, manipulées par Lola, Mélodie et Marie.

L’énergie est comme un grand souffle qui se communique à la salle dans une grande jouissance comique partagée. Cependant, au lieu d’être la fin du spectacle, laissant le public dans un état de surexcitation, la courbe marque ensuite un adoucissement, un ralentissement, une descente en douceur, sans perdre le souffle généré.

Elles ont expliqué le titre du spectacle : Merci Francis. Il y a quelques années « ça n’allait pas du tout, pas du tout » entre elles. Francis, un ami dans le monde du spectacle – « tout le monde le connaît » selon elles, sans qu’elles le nomment (quelques efforts sur Internet suffisent pour l’identifier), vient les voir après une représentation, leur dit tout le bien qu’il pense d’elles, et précise « Vous formez un triangle, et dans un triangle il y a trois sommets. » Cela a suffi pour les ressouder et relancer le moteur. Ce serait donc grâce à Francis que Lola, Marie et Mélodie se sont retrouvées au Mail, devant une salle debout qui applaudit leur humour et leur énergie, mais aussi, au fond, leur tendresse.

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