Depuis la décision prise il y a plus d’un an de monter Ma Forêt Fantôme, qui traite du Sida et d’Alzheimer, une troisième pandémie est arrivée, le Covid. Cet article décrit les dernières répétitions avant la Première le 5 novembre, qui est reportée. Le spectacle aura à attendre.
La scène est dominée par un grand lustre recouvert de fleurs serrées, comme une guirlande démesurée de cimetière, ou une pièce d’art topiaire qui survole son jardin, ou une banale suspension qui a choisi d’embêter le monde par sa floraison extravagante, et v’la ! Il tourne, ou il ne tourne pas.
Claude (Patrick Larzille) avec Suzanne (Sylvie Debrun)
La compagnie de l’Arcade, en résidence au Mail depuis 2016, s’est engagée dans deux semaines de travail intense avant la création de Ma Forêt Fantôme, pièce de Denis Lachaud mise en scène par Vincent Dussart.
Assister à deux répétitions d’un spectacle, l’une un travail détaillé sur une scène, l’autre un filage où la pièce est jouée du début à la fin, montre le processus de la mise en scène, l’élaboration du jeu des comédiens, et révèle le sens donné au texte.
Le texte imprimé commence par une scène entre deux personnages ; mais dans cette production elle est précédée par une séquence dansée sur un rock vigoureux style années 90, par un personnage hors normes, plaçant le spectacle sous le signe du « camp », anglicisme complexe à cerner : c’est l’adoption, en exagérant et avec une dose d’autodérision, des gestes et comportements conventionnels de la féminité et la masculinité. Le camp met les normes sexuelles entre guillemets.
Patrice Gallet joue (campe !) ce rôle revêtu d’une immense cape de verdure fleurie, comme le lustre, d’abord vigoureusement, puis en flanchant soudain. Affaibli, il s’assoit, pose élégamment, les jambes croisées. Le danseur est atteint, mais garde son aplomb. C’est le résumé de l’histoire : il accompagnera, soutiendra en chant, comme un chœur antique, les personnages frappés par un double mal.
Quatre personnes le rejoignent. Un frère et sa sœur, Jean et Suzanne (Xavier Czapla et Sylvie Debrun), sont vivants ; les deux autres, Nicolas (Guillaume Clausse), compagnon d’amour du frère, et Paul (Patrick Larzille), mari de la sœur, sont morts, l’un du Sida, l’autre d’Alzheimer. Ils se côtoieront, les vivants et les fantômes, pour raconter le présent endeuillé, le passé heureux.
Interrogé pendant une pause, debout à côté de sa régie installée sur deux fauteuils de la salle, Vincent Dussart trouve que le manque de sensibilité envers les trente millions de morts du Sida a laissé un trauma collectif dont la société n’arrive pas à faire le deuil. Tant que les morts sont regardés à travers le prisme déformant de l’homosexualité, ils continueront à hanter les générations qui suivent. Un fantôme ne peut s’en aller que lorsqu’il n’attend plus d’être accepté, d’être rapatrié avec les honneurs qu’il mérite. Sinon, comme le frère d’Antigone il errera parmi les vivants.
Vincent Dussart, metteur en scène
La mise en scène de Ma Forêt Fantôme enrichit la pièce. Vincent Dussart travaille avec les acteurs en nuançant leurs gestes (« Guillaume, ne le regarde pas en t’écartant ») et leurs paroles. Il dynamise chaque instant.
En se parlant les acteurs sont souvent face à la salle. Il ne s’agit pas d’interpeller les spectateurs, mais les inclure dans ce qu’ils regardent. Le trauma du Sida, d’Alzheimer les implique. Le théâtre est un moyen de déstructurer les perceptions. Face aux fantômes vivants d’aspect, ils sont invités à abandonner une analyse logique et accepter que le visible et l’invisible ne sont pas toujours distincts.
Les déplacements et positions des personnages sur le plateau suivent des schémas et itinéraires formels qui confèrent une dimension rituelle à l’action. Ainsi, comme au théâtre antique, le spectacle devient une cérémonie.
Une répétition est aussi technique : tout s’arrête pour l’ajustement du dispositif qui fera tomber des pétales sur le plateau autour des acteurs. Réglé, il est remonté dans les cintres.
Les cinq comédiens font la pause, chacun à sa façon. Il n’ya pas de gouffre entre eux et les personnages qu’ils jouent ; ils restent toujours eux-mêmes. C’est un principe fondamental pour Vincent Dussart : un acteur ne se cache pas dans son rôle mais s’y révèle, au public comme à lui-même. Certes ils intégrant les exigences de la mise en scène, qui sont parfois redoutables : il y a des scènes où deux dialogues ont lieu simultanément en restant parfaitement intelligibles ; on imagine les répétitions nécessaires pour les tisser ensemble.
Jean (Xavier Czapla) soutient Nicolas (Guillaume Clausse)
Il y a des moments qui choquent, comme les paroxysmes de Claude et de Nicolas soudain conscients qu’ils sont condamnés. Il y a d’autres qui sont déchirants ou réconfortant : Jean annonce les lieu, date et heure de la mort de Nicolas, qui arrive derrière lui, met une main sur sons bras et appuie l’autre bras sur son épaule comme sur un accoudoir. Nicolas est mort, il est déjà revenu. Le fantôme ne hante pas, il console.
Ce spectacle lance un nouveau cycle entrepris par l’Arcade, Les fantômes de l’intime. Vincent Dussart conclut : « Avant, j’appuyais là où ça faisait mal. Maintenant il s’agit d’apporter une consolation. »
A la fin, dans une scène placée en 2020, écrite par l’auteur pour cette production, Suzanne montre à son tour des signes de démence, et Jean, en dansant, fait une nouvelle rencontre. L’histoire humaine, ses malheurs et ses bonheurs, ses lassitudes et ses déterminations, ne va pas s’arrêter.