Le contexte de l’écriture de ce portrait, publié dans l’édition Villers-Cotterêts/La-Ferté-Milon du Vase Communicant, est révélé à la suite de l’article.
C’est dans une petite maison de pays à côté du lavoir de Violaine, hameau de Louâtre, que la traductrice de russe Maya Minoustchine s’est mesurée à la littérature russe moderne. Elle a traduit Isaac Babel, Nicolas Erdman, Bulgakov, et Contre tout Espoir, les mémoires volumineuses de Nadejda Mandelstam, veuve du poète tué par Staline.

Maya est née à Gênes en 1927, enfant unique de Marc Minoustchine et d’Olga Protosova, employés au consulat soviétique de la ville. Ses parents ont été rappelés à Moscou. Les années ‘30 étaient l’époque des grandes purges, et ceux qui rentraient de l’étranger, devenus suspects, risquaient une balle dans la nuque. Un oncle de Maya déjà à Paris a encouragé la famille à s’y installer. Maya y est restée apatride, sans nationalité jusqu’à sa majorité quand elle est devenue française.
Son père était originaire de la ville biélorusse de Vitebsk. « Le dimanche après-midi, il m’amenait voir un ami artiste né dans la même ville. C’était Chagall. » Pendant les derniers mois de sa vie dans une maison de retraite sur les hauts de Saint-Cloud, elle a admis un ressentiment tenace envers le peintre : « Son chat avait eu des petits, et il m’en a promis un. Je ne l’ai jamais eu. » Peu lui importait, enfant, le renom de l’artiste : elle voulait son chaton – et a gardé l’amour des chats, dont les paniers l’accompagnaient jusqu’à Violaine et, elle a admis, allait même nourrir les chats errants de son quartier.

Au Centre de Santé d’Etudiants à Chamrousse aux années ’50. Maya au 3e rang, avec des lunettes.
Le père de Maya était juif. Pendant l’Occupation, il a été arrêté par les Allemands et enfermé au camp de Royallieu à Compiègne. Maya et sa mère ont fait et refait le trajet, pour lui parler à travers la clôture du camp. Un jour, il n’était plus là. C’est presque quarante ans plus tard que, dans le Mémorial établi par Serge Klarsfeld, elle a pu dire « Mon père a été dans le dernier train de déportés à quitter Compiègne. »
C’est après sa propre mort en 2015 qu’une recherche a révélé que, loin d’avoir failli échapper à la déportation à un train près, Marc Minoustchine est mort le 19 septembre 1942 à Auschwitz. Le fils de Maya porte son prénom.
Elle vivait avec sa mère en banlieue parisienne, mais elles ont pu échanger leur appartement contre un logement plus petit de la rue des Chantiers au 5e arrondissement, un quartier modeste à l’époque. Elle a donc vécu au milieu des facultés, librairies et étudiants du Quartier Latin. Ancienne Communiste, elle a raconté son exaltation en ’68 à entendre de ses fenêtres la foule chantier « L’Internationale ».
Elle est entrée à l’Ecole Normale de Musique où elle a été élève de piano de Nadia Boulanger. Avec une licence d’enseignement, elle donnait des cours particuliers. Elle a travaillé dans une NGO internationale s’occupant de la santé animale. Mais son activité principale a été la traduction. Elle savait épouser l’esprit de chaque auteur, et était sollicité par les maisons d’édition.
Après son divorce, privée de la maison de Violaine, elle a trouvé une pension à Ciry-Salsogne où elle s’installait l’été avec chats et machine à écrire.

Maya Minoustchine, photo prise par son mari Gilbert Menant
Maya Minoustchine n’est jamais allée en Russie, mais sa vie a porté l’empreinte de l’histoire russe. Exil, enfance apatride, disparition violente de son père à l’adolescence, comme l’amour de la littérature et de la musique.
« Così è la vita ! » disait sa nounou italienne à Gênes et, arrivée à la vieillesse, elle le répétait encore. « Ainsi va la vie. » Dès l’enfance, elle a conclu que la vie est plus une épreuve à supporter qu’un jaillissement de joie de vivre. Elle avait le goût slave des idées sombres, sans qu’il s’accompagnât des épanchements d’âme tout aussi slaves de la société russe. C’était une intellectuelle. Mais elle avait le culte de l’amitié, même si les amis devaient accepter ses humeurs râleuses. A la fin de chaque visite elle disait « Tu ne m’oublieras pas ? »
Maya avait un passeport français, mais elle est restée apatride de la Russie. Au moins jusqu’à sa mort, quand elle a été enterrée auprès de sa mère au cimetière russe orthodoxe de Ste-Géneviève-des-Bois près de Paris. Pour la trouver, explique son fils Marc, « Il faut prendre l’allée 8 jusqu’à la tombe de Nouréev, » (recouvert d’une tapisserie extravagante en mosaïque multicolore) « tourner à gauche, et elle est six places plus loin. »
La maison de Violaine reste inhabitée, même s’il est tentant d’entendre, dans le silence, le claquement d’une machine à écrire.
DM ajoute : Le choix de ce portrait pour le Vase Communicant s’explique par l’intérêt du sujet ; mais il y a aussi un aspect personnel. Maya Minoustchine et moi avons été amis à partir des années 60, peu de temps après mon arrivée à Paris, et jusqu’à sa mort.
Elle était sévère dans ses jugements, des autres comme d’elle-même. Peut-être parce que je n’étais pas français, ses critères ont été appliqués moins rigoureusement. Elle avait une grande disponibilité, sa porte m’était toujours ouverte. Quand j’ai voulu apprendre le chant, elle m’accompagnait au piano.
Elle pouvait être crédule, comme si son histoire cahoteuse faussait son jugement. Elle a tellement aimé le livre La vie devant soi d’Emile Ajar, prix Goncourt 1975, qu’elle a contacté et entretenu une correspondance intense avec l’auteur. Elle ne m’a jamais parlé de sa réaction en apprenant que son correspondant était en réalité le petit-neveu de Romain Gary, vrai auteur du livre.
A la fin de sa vie, dans une maison de retraite qui, correspondant à ses moyens, manquait singulièrement de confort, je baissais le volume de Radio Classique, qu’elle écoutait à longueur de journée, et elle me racontait sa vie, Gênes et de sa nounou, Chagall et le détail des circonstances de la disparition de son père. Je remettais la radio en partant.
Je n’ai pas assisté à ses obsèques, étant en voyage. Je me suis donc rendu plus tard sur sa tombe. Le train pour Paris, le RER jusqu’à Sainte-Geneviève-des-Bois, un bus qui zigzaguait dans cette banlieue avant de s’arrêter au cimetière russe. Derrière l’église orthodoxe ornementée c’est un monde à part, où la communauté russe a enterré ses souvenirs d’exil. Le carré des Cosaques, un saupoudrage de titres de prince, princesse, duc, général sur les pierres tombales en caractères cyrilliques à déchiffrer. Une tristesse qui dépasse celle d’un cimetière de village, traduisant la perte, non pas seulement d’individus, mais d’une civilisation.
Une croix russe de bois se dressait au dessus de l’emplacement, un signe qu’elle aurait renié pour elle-même, mais qui marque cette tombe où repose déjà sa mère. J’ai esquissé le signe orthodoxe de la croix, conscient que sa dépouille athée et sardonique devait faire une moue d’énervement sous mes pieds.
Dans les années ’80 Maya avait eu connaissance, par une amie avocate et russe comme elle, d’une petite maison délabrée à vendre dans la vallée de la Crise. Elle me l’a fait voir. Je l’ai achetée, pour le jardin. Un an plus tard j’ai quitté Paris et m’y suis installé avec femme et enfants, et nous y avons fait notre vie. Grâce à Maya.
Un dernier détail : quand j’allais la voir au Quartier Latin, ses avis sévères sur les gens me heurtaient parfois, et je m’énervais. C’est alors qu’elle disait, quand je prenais la porte, « Tu ne m’oublieras pas ? » C’est fait.