Je sais, pour y avoir eu des voisins, des connaissances, des amis, pour y avoir vécu moi-même, que le dernier étage des immeubles de Paris a toujours été habité par les gens les plus jeunes de corps ou d’esprit, les plus excentriques, attendrissants, attendris ou acariâtres, les plus épurés ou baroques, les plus faciles ou compliqués. Est-ce les mansardes qui leur évitent de penser en ligne droite, les marches à monter qui leur donnent le sens de l’effort, l’altitude qui aère les cerveaux ou leur met la tête dans les nuages ?
Serge Boulier et le funambuliste aux bottes rouges
Individualistes ? J’ai connu des toilettes sur le palier avec quatre ou cinq ampoules au plafond : chaque occupant avait installé son propre câblage et, avant de s’y rendre, tournait le bouton dans son logement.
C’est ce petit monde de ceux qui ont par ailleurs, comme dit le programme, « des kilomètres au compteur » que fait vivre le marionnettiste Serge Boulier. Ses marionnettes sont de frêles assemblages de fil et de tissu découpé, la tête sur un corps et des membres sommaires en tout, sauf pour leur éloquence, la précision du sens qu’elles portent.
Seuls les toits et dernières fenêtres des immeubles qu’elles habitent sont reproduits dans des maquettes ingénieuses, de la taille d’une maison de poupée. Comment y entrer ? Les toits s’ouvrent comme une valise, voyons !
La petit Elle, seule à être habillée en rouge, habite au dessus de tout, les pieds dans un tiroir, et vit les peines de l’adolescence. Son ami le marionnettiste entreprend de l’encourager en lui montrant que ceux qui habitent en bas y ont bien survécu, à l’adolescence. Le ramoneur va avec son échelle de pot de cheminée en pot de cheminée ; un funambule passe d’un toit au suivant sur une corde qui n’est autre que deux lacets unis par un nœud papillon ; un vieillard en fauteuil roulant fait des acrobaties ; Eugène et Mélanie sortent tous les dimanches chacun sur son mini-balcon, se disent « Bonjour, à dimanche prochain », jusqu’au jour où l’un d’eux n’est plus là et sa porte-fenêtre reste fermée ; un couple de chanteurs s’époumone dans un duo d’opéra. Un malade consulte le médecin, apprend qu’il a un crabe à l’estomac, le retrouve ensuite par terre, le ramasse, est pincé et l’écrase avec un gros pavé.
Ces incidents s’enchaînent, se reprennent, évoluent, de petites illustrations des petites histoires de la vie. C’est enlevé, gracieux, poétique et charmant. Serge Boulier se comporte lui-même plutôt en marionnette, le geste précis ou flottant, les membres engagés. Il raconte les histoires en les jouant. Il maintient un contact de tous les instants avec les jeunes spectateurs (jusqu’à pouvoir calmer deux petits agités).
Serge Boulier avec le monde de dernier étage
Pour finir, Elle est disposée à descendre dans le monde. Un tapis volant qui passait par là vient la chercher. La vie continue.
Felix, trois ans, a bien voulu partager mon travail de critique hier. Il a aimé, a même passé presque tout le spectacle les poings sur la bouche, tellement il aimait. Après, il a raconté tous les épisodes à grande vitesse. Aujourd’hui, il lui est resté surtout le crabe écrasé par « une grosse pierre ».
« Toi du monde » est une production du Bouffu Théâtre, venu à VO en Soissonnais en 2007 avec « Mauvaise herbe », délicate histoire d’unvieil jardinier qui rêve de voler, construit une brouette volante, et y meurt sans avoir volé. De telles pièces apprennent le passage du temps, ses gains et ses pertes.
denis.mahaffey@levase.fr