Ne devrait-on laisser la première d’un spectacle aux spectateurs les plus impatients, et n’aller le voir que quand il est calibré, rôdé et a pris sa vitesse de croisière ? Seulement, on raterait les moments de trac par personne interposée, le face-à-face entre des spectateurs qui ne savent pas comme sera le spectacle, et les comédiens qui ne savent pas comment sera le public. C’est la seule fois où le résultat de tant de travail sur des mois et des mois est exposé soudain au regard extérieur.
Le Vase des Arts avait fait son choix, et était au deuxième rang au théâtre Saint-Médard pour la création par le Théâtre du Grenier de Plaisanteries, deux pièces en un acte d’Anton Chekhov.
Les lumières baissent dans la salle et se lèvent sur la scène.
Le spectacle débute comme un film muet, sans dialogue et aux mouvements saccadés. Chaque pièce sera ainsi encadré. Cette symétrie s’étend jusqu’à faire jouer les deux couples par les mêmes acteurs, et se retrouve même dans la situation de base d’Une demande en mariage et L’ours. Dans chaque pièce un homme et une femme, après s’être rondement disputés et malentendus, décident de se marier.
La demande en mariage sert surtout de faire-valoir à L’ours. La cupidité y règne, les deux partis ne se soucient que de propriété terrienne, le couple mal assorti ne s’arrête de se chamailler que le temps de se mettre d’accord sur une union qui sera plus celle de bois et de champs que de cœurs. C’est cruel, et c’est désolant d’étroitesse d’esprit.
Au contraire, L’ours démarre dans l’extravagance des sentiments. La femme Elena, veuve qui fait carrière dans le deuil, est confrontée par l’homme, Grigori, venu réclamer le paiement d’une dette engagé par le défunt. Il fulmine, elle s’exclame ; il menace, elle fait de même. On dirait qu’ils ne s’entendront jamais. Mais il suffit de se rappeler combien, au cinéma, Cary Grant et Carole Lombard pouvaient se détester avant de tomber dans les bras l’un de l’autre. Les cris et lamentations d’Elena, dont une belle tirade (pour une comédienne) sur les hommes, surtout son mari volage, et les hurlements et doléances de Grigori, dont une aussi belle tirade (pour un comédien) sur le caractère impossible des femmes, deviennent comme une parade nuptiale d’oiseaux. Appelé à aider sa future amoureuse à charger le pistolet qu’elle entend lui décharger dans le front, Grigori la trouve soudain irrésistible. Le couple se cache derrière un éventail pour échanger un premier baiser.
Les lumières à peine éteintes, les quatre acteurs, Nicolas Pierson et Julie de Sousa Reis qui avaient joué les quatre futurs mariés, Colette Fourreaux, la gouvernante attentionnée de La demande ainsi que la domestique excédée de L’ours, et Geneviève Hoareau, mère de la future mariée de La demande, ont émergé des coulisses pour se mêler aux spectateurs. Nicolas Pierson a pris la parole, précisément pour noter que, parce que c’était la première du spectacle, « nous ne connaissions pas les réactions de la salle, dont certaines nous ont surpris ». La rencontre entre deux inconnus avait eu lieu.
Voir aussi Chekhov au Grenier, sur une répétition de ce spectacle.